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«Si vous n’êtes pas heureux, faites votre valise»

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Dominique Tardif

2015-04-08 14:15:00

Cette semaine, Me Dominique Tardif, de ZSA, s’entretient avec l’Honorable Louise Arbour, ancienne juge à la Cour suprême et ancienne Commissaire des Nations Unies…

1. Pourquoi avez-vous, à l’origine, décidé d’être avocate/juge plutôt que de choisir un autre métier ? Était-ce une évidence pour vous ou le fruit du hasard ?

Ce n’était pas une évidence, non. En fait, c’était plutôt le contraire : je suis tombée sur le droit par défaut et…un peu par manque d’imagination ! Je suis de la génération des collèges classiques : lorsque l’on terminait le diplôme, on allait en littérature, en droit, en médecine, etc. Je m’intéressais aux affaires publiques, à la politique et au journalisme, et j’aimais être étudiante. Dès le moment où je suis arrivée en droit, j’ai « trouvé mon match » !

J’aimais beaucoup le droit public, criminel et constitutionnel, et j’avais la chance d’avoir d’excellents professeurs. J’ai toujours aimé, dans le droit – et ça ne m’a jamais quittée d’ailleurs – ce mélange entre la rigueur intellectuelle et les défis de logique, d’une part, et la fibre morale et éthique, d’autre part.

2. Quels sont les plus grands défis professionnels auxquels vous avez fait face au cours de votre carrière ?

L’Honorable Louise Arbour, ancienne juge à la Cour suprême et ancienne Commissaire des Nations Unies
L’Honorable Louise Arbour, ancienne juge à la Cour suprême et ancienne Commissaire des Nations Unies
Deux grands défis me viennent en tête. Le premier défi, et probablement celui qui fut le plus difficile objectivement, est d’avoir été nommée procureur général pour les Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Il s’agissait d’un premier travail international, et ce, pour une discipline qui n’existait par ailleurs pas encore vraiment : il n’y avait eu rien de tel depuis le procès de Nuremberg. Je ne connaissais rien aux enquêtes dans un environnement militaire et j’étais aussi étrangère au droit de la guerre. Ce fut un défi considérable.

Le second grand défi est bien différent, mais néanmoins très important: ce fut pour moi de faire la transition entre le Québec et l’Ontario. Après avoir fait mon droit au Québec, j’ai fait le Barreau et j’ai travaillé comme clerc à la Cour Suprême du Canada. J’ai ensuite été professeure à Osgoode Hall puis ai été nommée à la Cour suprême de l’Ontario. Tout cela a demandé une réelle transformation culturelle : non seulement étais-je dorénavant dans un milieu de common law, mais j’étais une femme, une académique de surcroît… et qui ne parlait pas très bien anglais ! Je dois dire que j’ai été extrêmement bien accueillie et très bien épaulée. À cette même époque, j’avais aussi trois enfants en bas âge.

Toute cette période a été pour moi un apprentissage : j’y ai notamment appris la capacité d’adaptation, ce qui m’a bien servi par la suite. En fait, j’aime les périodes où je ne comprends pas très bien : la fébrilité qui vient avec le fait de ne pas être certaine me plaît !

3. Si vous aviez une baguette magique, que changeriez-vous à la pratique du droit ?

Il me faudrait certainement toute une baguette magique pour cela, mais c’est l’accès à la justice que je voudrais voir beaucoup changer.

Le droit est, quant à moi, divisé en deux sections. D’un côté, le droit des affaires, accessible à grands frais et très professionnel, sophistiqué et développé. De l’autre, une population qui fait affaires avec les avocats pour toutes sortes de questions qui peuvent aussi être très complexes, mais à qui on a peu à offrir compte tenu des coûts. C’est de ce côté qu’un changement radical pourrait se faire. Déjà, les cabinets sont très conscients du pro bono, ce qui est positif. Il y a le pro bono de ‘grande classe’, avec ses grandes causes et dossiers d’intérêt public, et le pro bono ‘à plus petite échelle’, qui permet de dépanner des gens aux prises avec de plus petits problèmes qui n’en paralysent pas moins leur vie.

4. Qu’avez-vous à dire de la perception du public envers la profession et les avocats en général ?

Les gens sont aujourd’hui conscients du fait que la profession est devenue plus sophistiquée qu’autrefois et qu’elle permet de rendre des services de très haut niveau. C’est d’ailleurs ce qui permet au Québec d’être compétitif à l’international, en étant épaulé par des professionnels de haut calibre.

Parallèlement, l’accès à la justice et aux services abordables est manquant. Le public est déçu de ne pas avoir accès à notre corps professionnel moyennant des coûts raisonnables. Si la profession, il est vrai, est plus mercantile qu’autrefois et s’est beaucoup commercialisée, elle a néanmoins développé, en même temps, une espèce de conscience sociale que l’on doit saluer.

5. Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un débutant sa carrière et ayant pour ambition d’avoir une carrière internationale, de devenir juge ou, en bref, d’avoir un rayonnement qui soit similaire au vôtre ?

Vous savez, j’ai eu une carrière bizarre et un peu décousue, passant de droite à gauche au fil du temps ! Cela dit, je crois que pour réussir de façon générale, il faut être bon ! Et pour être bon, il faut travailler, et travailler beaucoup ! Il faut aussi et surtout développer ses compétences parce qu’avoir un grand cœur ou de grandes ambitions ne constitue que la moitié de l’équation.

Et n’ayez pas peur ! Lancez-vous dans quelque chose et, si vous n’y êtes pas heureux, « faites votre valise », tout simplement ! Essayez autre chose plutôt que de rester coincé dans un environnement professionnel qui ne vous convient pas. Nous sommes chanceux et privilégiés de vivre où nous vivons et d’avoir l’éducation que nous avons : il n’y a pas de raison d’avoir peur de quoi que ce soit.

En vrac…

Le dernier bon livre qu’elle a lu – Confessions post-référendaires (auteurs : Chantal Hébert et Jean Lapierre).

Le dernier bon film qu’elle a vu – The Imitation Game (réalisateur : Morten Tyldum).

Elle aime beaucoup la chanson – Avec le temps, de Léo Ferré.

Son expression ou diction préféré – Carpe diem.

Ses péchés mignons – Elle les révélerait seulement à son confesseur…si elle en avait un!

Son restaurant préféré - Leméac (avenue Laurier)

Des voyages qui la font rêver - Même si elle a vu beaucoup d’endroits fantastiques, dans le moment, elle ne veut pas aller plus loin que son jardin

Le personnage historique qu’elle admire le plus (et pourquoi?) – Nelson Mandela, un homme qui a porté à bout de bras son peuple et son pays. La seule chose qu’elle pourrait lui reprocher - et ce serait injuste, dit-elle – est qu’il puisse servir d’exemple au fait qu’il soit possible de passer plus de 25 ans en prison et d’en ressortir aussi serein. En effet, il est difficile de croire que quelqu’un ne soit pas entaché de négativité en sortant d’un emprisonnement aussi injuste. Pour l’avoir rencontré une fois (et même si elle n’a pas le culte du héros très facile, précise-t-elle), elle confirme qu’on sentait en sa présence une sorte de grâce.

Si elle n’était pas avocate/juge, elle serait…soit journaliste, soit employée des services de renseignements comme agent sur le terrain ou comme analyste!


L’Honorable Louise Arbour a été entre 2009 et 2014 la présidente-directrice générale de l’International Crisis Group. Avant cela, elle a effectué un mandat en tant que Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme (2004-2008), a été juge à la Cour suprême du Canada (1999-2004) et procureur général pour les Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda (1996-1999).

Louise Arbour est née à Montréal, elle est Compagnon de l’Ordre du Canada (2007) et Grande Officière de l’Ordre national du Québec (2009). En 1987, elle est nommée à la Cour suprême de l’Ontario (Haute Cour de justice) et en 1990, à la Cour d’appel de l’Ontario. En 1995, elle a été nommée présidente d’une commission d’enquête sur la prison pour femmes de Kingston, en Ontario.

Mme Arbour est affiliée à d’éminentes associations comme la Commission mondiale sur les élections, la démocratie et la sécurité, la Commission mondiale sur la politique des drogues et la Commission internationale contre la peine de mort. Mme Arbour a reçu 40 diplômes d’honneur et plusieurs titres de reconnaissance comme le Commandeur de la Légion d’Honneur française, le Prix Nord-Sud du Conseil de l’Europe et le Franklin D. Roosevelt Freedom from Fear Award.

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