Embaucher en priorité des travailleurs de la région est illégal, tranche un juge
Radio -Canada
2019-08-15 11:15:00
Les réactions à un jugement qui invalide la règle donnant priorité aux travailleurs domiciliés dans la région où ils sont embauchés sur un chantier de construction sont nombreuses. L’Association de la construction du Québec (ACQ) et l’Association des constructeurs de routes et grands travaux du Québec (ACRGTQ) ont eu gain de cause devant le Tribunal administratif du travail.
Dans sa décision, rendue le 9 août dernier, le juge Raymond Gagnon affirme que cette règle porte atteinte à la liberté des salariés d’établir leur domicile à l’endroit de leur choix sans que ce choix ait un impact sur leur possibilité d’embauche.
Le juge fait notamment valoir que le contexte actuel n’est plus le même que lorsque cette règle a été mise en place.
En conséquence, les articles 35 et 38 du Règlement sur l’embauche et la mobilité des salariés dans l’industrie de la construction sont déclarés invalides.
Par contre, le juge suspend l’exécution de cette décision afin de permettre aux parties de se conformer aux chartes des droits et libertés d'ici le renouvellement des conventions collectives, qui sont en vigueur dans l’industrie jusqu’au 30 avril 2021.
Nombreux avocats ont travaillé sur le dossier. Mes Guy Tremblay et Marc-André Groulx de BCF représentaient l’ACQ, Me Jean-François Bélisle de Bourque tétreault & Associés la ACRGTQ et Me Claude Tardif de Rivest Shmidt FTQ Construction.
Puis, Mes Bruno Deschênes et Manuel Klein (Bernard Roy) ont été sollicités par la Procureure générale du Québec, Me André Dumais par le Conseil provincial du Québec des métiers de la construction, Me Maude Pépin-Hallé (Laroche Martin) par CSN Construction, Me Pascale Racicot (Poudrier Bradet) par CSD Construction, Me Rachel Laferrière (Blaquière, Corriveau avocats) par la Commission de la construction du Québec.
Bernard « Rambo » Gauthier lance un appel au dialogue
Sans surprise, le syndicaliste Bernard « Rambo » Gauthier se dit déçu de la décision du juge Raymond Gagnon. « On ne se laissera pas faire. Les villages, les régions, il faut qu’ils travaillent pour survivre. S’ils veulent fermer les régions, ils sont bien partis. »
Il ajoute qu’il a toujours été ouvert à la mobilité de la main-d’oeuvre. « Jamais on ne va empêcher les gens de l’extérieur de venir travailler, mais on demande un minimum de respect au niveau de l’employabilité régionale. »
Le syndicaliste de la Côte-Nord lance un appel au dialogue, mais confirme du même souffle que la centrale syndicale de la FTQ-Construction fera appel de cette décision.
Un enjeu de taille sur la Côte-Nord
Sur la Côte-Nord, la question de la priorité à l’embauche locale a plusieurs fois fait les manchettes, notamment lorsqu'il était question des emplois au chantier de la Romaine.
En juin 2015, la route 138 avait été bloquée par des travailleurs qui voulaient faire valoir leurs revendications en ce sens.
Le responsable des affaires publiques de l’Association de la construction du Québec, Guillaume Houle, se montre très satisfait de ce jugement.
« Il y avait quelques absurdités. Vous savez, c’est par région, et ces régions-là avaient des délimitations. Parfois, je prends un exemple, un employé domicilié à Saint-Hyacinthe ne pouvait pas venir travailler à Drummondville, parce qu’il ne s’agissait pas de la même région, alors qu’on est à moins d’une heure de voiture », illustre Guillaume Houle.
Selon lui, il existe d’autres dispositions dans les conventions collectives qui limitent l’arrivée massive de travailleurs provenant d’autres régions sur un chantier.
« L’employé qui se déplace à plus de 120 km de son domicile doit recevoir une compensation financière pour le nombre de kilomètres qu’il va faire, que ce soit en transport, en temps de travail, ou que ce soit également en frais de chambre et pension, indique Guillaume Houle. Donc, il y a déjà des limitations naturelles à l’embauche d’employés d’autres régions. »
« Ce n’est pas demain la veille qu'on va voir une horde de travailleurs de Montréal débarquer sur la Côte-Nord », ajoute-t-il.
Le processus de négociation pour le renouvellement des conventions collectives ne devrait pas être trop ardu, selon Guillaume Houle.
« Il y a d’autres dispositions dans les conventions collectives outre l’institutionnel, commercial et industriel qui existent en termes de mobilité de main-d’œuvre, et on pense que l’on pourrait s’inspirer de ces dispositions-là pour modifier les conventions collectives et négocier de bonne foi avec les autres parties », indique Guillaume Houle.
Il faudrait commencer rapidement à négocier, note toutefois Guillaume Houle.
Le directeur général de la FTQ, Éric Boisjoly, voit les choses d’un tout autre oeil. Selon lui, l'impact sera majeur sur le niveau et la qualité de vie des travailleurs des régions. C'est une décision très mal reçue de la FTQ-Construction, souligne Éric Boisjoly.
La députée provinciale de Duplessis, Lorraine Richard, s'insurge contre cette décision.
« Ça veut dire que, si on a un contrat demain matin, un entrepreneur arrive, tout l’argent que ça va véhiculer cette construction-là, elle va être dépensée où? Elle ne sera pas dépensée dans notre région, ce ne sont pas des gens qui habitent chez nous, remarque Lorraine Richard. Ils viennent faire du "cash" et après ils s’en vont. Ça, c’est inacceptable et c’est très dangereux, il faut le dénoncer. »
Pour le préfet de la MRC de la Minganie, Luc Noël, cette décision représente un grave coup à l'égard de la vitalité de la Côte-Nord, qui souffre déjà de dévitalisation.
« Un jugement comme ça tue les régions, lance Luc Noël. Démographiquement, on est rendu 91 000 en Côte-Nord. Une décision comme ça va faire en sorte qu'on va tomber à 80 000 et éventuellement encore plus bas encore. »
« Ça va affecter énormément l'occupation et la vitalité du territoire. Je n'ai pas de qualificatif pour définir ce jugement-là, ça n'a pas de maudit bon sens! », ajoute-t-il.
Selon le préfet de la Minganie, il ne faut pas sous-estimer le potentiel de désordre social que peut entraîner une telle décision.
« La journée que des employeurs vont arriver ici pour de gros projets avec tous leurs travailleurs pis que les nôtres ne travailleront pas, il va se passer du grabuge. C'est clair! », prévient Luc Noël.