Spoliation : la justice américaine nous rappelle à l’ordre
Philippe Senécal
2010-01-25 10:15:00
Le jugement de 88 pages résulte d’une requête interlocutoire déposée par les défendeurs contre treize des quatre-vingt-seize demandeurs dans le cadre d’un litige intenté en février 2004 par un groupe d’investisseurs qui souhaitent récupérer les 550 millions de dollars volatilisés suite à la liquidation de deux fonds spéculatifs. L’objectif de la requête était de sanctionner les demandeurs qui avaient failli à leurs obligations pour préserver des éléments de preuve pertinents au litige.
Dès les premières pages de son jugement, la juge Scheindlin nous rappelle que les justiciables et leur procureur doivent prendre les moyens nécessaires pour s’assurer que les documents potentiellement pertinents soient préservés dès que l’on peut raisonnablement anticiper un litige. Cette règle est d’ailleurs édictée au principe 3 des Principes de Sedona Canada. Les parties doivent s’assurer que ces documents puissent être préservés, recueillis, révisés et communiqués aux autres parties.
L’ignorance des pratiques et des règles d’administration de la preuve hors Québec est inexcusable lorsqu’un conseiller juridique est appelé à informer son client de son obligation de préserver tous les éléments de preuve potentiellement pertinents au litige et les moyens à prendre pour y arriver. Les conséquences d’une planification, coordination ou exécution insouciantes ou négligentes par un justiciable (ou son avocat) à l’égard de ces obligations peuvent être graves. Si vous en doutez, demandez le, entre autres, à la Fondation Lucie et André Chagnon et André Chagnon (ci-après le « Groupe Chagnon »), la Fondation J. Armand Bombardier, le Comité de retraite du Régime de retraite de la Corporation de l’École Polytechnique (RREP) ou le Comité de retraite du Régime de retraite de l’Université de Montréal (RRUM). Ces réputées institutions québécoises ont été sévèrement savonnées par la juge Scheindlin qui a qualifié la conduite de certains de ces demandeurs de négligence grossière.
Selon la juge, il y a spoliation de la preuve lorsqu’une partie omet de préserver des documents (papiers ou électroniques) ou ne prend pas les moyens raisonnables et modernes pour repérer ces documents. De plus, le tribunal peut conclure qu’une partie, soumise à l’obligation de préservation, a fait preuve de négligence grossière lorsque la preuve démontre qu’elle n’a pas :
(1) émis une directive de surseoir à la destruction des documents qui pourraient potentiellement être pertinents au litige engagé ou anticipé;
(2) identifié tous les détenteurs des documents et ne s’est pas assurée que les détenteurs préservent lesdits documents;
(3) cessé la destruction des courriels;
(4) préservé les dossiers et les archives d’anciens employés; ou
(5) préservé les rubans de sauvegarde lorsque cette méthode de préservation constitue la seule source permettant l’accès à l’information pertinente (Principe 5, Sedona Canada).
Une partie qui omet de prendre les moyens nécessaires pour recueillir et préserver la preuve documentaire s’expose à des sanctions sévères même si elle démontre qu’elle n’a pas intentionnellement causé la destruction d’une preuve. L’absence d’une intention malveillante pourra malgré tout être considérée par le tribunal lors de l’imposition de la sanction (Principe 11, Sedona Canada). D’un autre côté, la sanction imposée par le tribunal sera évidemment plus sévère si le requérant démontre que la preuve a été sciemment détruite et qu’elle était potentiellement pertinente et disculpatoire à son égard. Cette sanction peut mener au rejet de l’action ou au paiement de dommages pour les frais engagés ou les deux. À titre de sanction, la cour peut également tirer une présomption défavorable à l’endroit de la partie qui a causé la destruction de la preuve lorsque viendra le moment de rendre son jugement sur le fond de l’action. Il s’agit là de la sanction appropriée selon la cour Suprême du Canada dans l’arrêt St-Louis, qui reconnait d’ailleurs l’existence de l’obligation de préservation issue de la Common Law en droit québécois.
Dans la requête qui nous concerne, la preuve soumise par les défendeurs démontrait que certains demandeurs, notamment le groupe Chagnon, la Fiducie Bombardier et la Fondation J. Armand Bombardier, avaient fait preuve de négligence grossière dans leur administration de la preuve électronique.
En bref, la juge Scheindlin a retenu que le Groupe Chagnon avait omis de communiquer avec tous les détenteurs de documents pertinents au litige et que son représentant avait fourni une déclaration trompeuse et inexacte en affirmant que tous les courriels pertinents au litige avaient été communiqués aux défendeurs. Quant au demandeur Bombardier, il aurait fourni des déclarations trompeuses et omis d’émettre une directive de surseoir à la destruction de documents électroniques. Concluant qu’il y a eu spoliation de la preuve pertinente et négligence grossière, la juge Scheindlin permet qu’une présomption défavorable en soit tirée à moins que ces demandeurs ne fassent la preuve au procès que les documents détruits n’étaient pas pertinents au litige, ni favorables aux défendeurs.
Quant au RRUM et RREP, la cour a conclu qu’ils avaient agi de façon négligente car ils n’avaient pas pris les mesures nécessaires pour préserver les documents électroniques. En guise de sanction, ils ont été condamnés, tout comme les demandeurs Groupe Chagnon et Bombardier, à payer les frais de la requête et à rembourser les honoraires des procureurs adverses.
Considérant les impacts importants pour leurs clients, les avocats peuvent-ils encore se permettent d’ignorer les règles d’administration de la preuve et la saine gestion documentaire?
Droit et Techno
Deux fois par mois, Dominic Jaar et Philippe Senécal, conseillers juridiques de Conseils Ledjit, rédigent pour vous des billets rapportant des nouvelles technologiques liées au droit ainsi que des nouvelles juridiques relatives aux technologies. Pour consulter toutes leurs chroniques, cliquez ici.