Opinions

Jordan: profiter de la crise pour changer le système judiciaire

Main image

Marie-ève Sylvestre

2017-04-18 11:15:00

La justice est engorgée par le traitement d’infractions mineures, l’empêchant de faire son vrai travail, croient neuf professeurs de quatre facultés de droit…
Marie-Ève Sylvestre est vice-doyenne à la recherche et professeure titulaire à la section de droit civil de l’Université d’Ottawa.
Marie-Ève Sylvestre est vice-doyenne à la recherche et professeure titulaire à la section de droit civil de l’Université d’Ottawa.
L’arrêt des procédures prononcé cette semaine dans l’affaire Thanabalasingham a suscité l’indignation.

Dans la foulée de cette crise des délais judiciaires, plusieurs voix dénoncent le manque de ressources au sein du système judiciaire, alors que d’autres remettent en question la nécessité de tenir une enquête préliminaire par exemple, voire un procès.

Outre l’ajout de juges et de procureurs, certains ont suggéré de procéder encore plus rapidement, en limitant les droits des accusés et en multipliant les offres de règlements rapides en échange de plaidoyers de culpabilité.

Or, selon nous, la solution durable au problème de l’engorgement des tribunaux n’est ni l’utilisation de la clause dérogatoire ni la recherche aveuglée d’une plus grande efficacité administrative.

Certes, le système a depuis longtemps besoin de nouvelles ressources. Mais ce ne devrait pas être pour lui demander de criminaliser, d’accuser et de condamner davantage, mais moins. Le recours au droit criminel devrait être un outil de dernier recours, ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle.

Car si notre système de justice ne parvient pas à juger les affaires de meurtre, ce n’est pas parce que nous n’avons pas les moyens de respecter les droits les plus fondamentaux ou parce que nous n’avons pas de juges ou de procureurs qualifiés pour s’acquitter de la tâche, mais bien parce que nous les occupons à autre chose.

Notre système de justice peine à se concentrer sur l’essentiel parce qu’il est encombré d’infractions mineures, allant du vol à l’étalage d’un pot d’aubergines marinées (16,50 $, récupéré par l’épicerie) aux voies de fait armées d’un crayon, de papier ou d’une flûte à bec en plastique, en passant par les nombreux bris de conditions parce que l’accusé a été retrouvé dans une ruelle une bière à la main alors qu’il était sous une interdiction de consommer. Dans les écoles et dans les centres de réadaptation pour jeunes, on criminalise des adolescents qui se battent, qui menacent leurs éducateurs ou endommagent du matériel.

Bon an mal an, cinq infractions comptent pour plus de la moitié des causes réglées par les tribunaux canadiens : le vol (principalement de moins de 5000 $), la conduite avec facultés affaiblies, le défaut de se conformer à une ordonnance du tribunal, les voies de fait simples et le manquement aux conditions d’une ordonnance de probation (Statistique Canada, 2014-2015). En comparaison, le pourcentage des homicides est minime, se situant à 0,01 %.

Les personnes ciblées par ces accusations mineures sont pauvres, sans abri, sans emploi ou à faible revenu, ayant un faible taux de scolarité ou aucun diplôme. Elles comptent un nombre disproportionné de personnes autochtones, inuites et métisses, de minorités visibles, de personnes souffrant de problèmes de santé physique ou mentale.

Notre système de justice constitue le principal système de prise en charge et de régulation de la pauvreté, des problèmes sociaux et des conflits liés à l’utilisation des espaces publics.

L’un des seuls services ouverts 24 heures sur 24 par le biais de son service de police, il sert à la fois de soupape et de catalyseur aux maux de notre société, de porte d’entrée, voire de guichet unique à différents services sociaux et de santé. Un système qui enfonce les personnes prises en charge dans une spirale de criminalisation plutôt que de s’attaquer de front à ses causes sous-jacentes.

Selon Philippe Mary, en période de crise, les bureaucraties se butent systématiquement aux « dysfonctionnements » du système pénal, un « terme permettant de considérer que les institutions pénales sont bien conçues et que les difficultés rencontrées résident avant tout dans leur application et l’insuffisance de moyens dont elles disposent. […] Ce faisant, toute réflexion sur les fondements mêmes de ces institutions et sur le rôle à faire tenir par la pénalité s’en trouve éludée au profit des questions de management efficace, d’optimisation des moyens et de gestion des ressources humaines. »

Et si l’arrêt Jordan nous invitait à sortir des réformes à la pièce ne menant à aucun changement véritable ? S’il nous menait plutôt au constat que non seulement notre système de justice ne peut pas poursuivre toutes les infractions, mais surtout qu’il ne devrait pas le faire ?

À l’heure actuelle, nous utilisons le droit criminel dans plusieurs situations qui sont certes problématiques, mais qui pourraient être réglées autrement. Les tribunaux offrent une multitude de programmes spécialisés pour venir en aide à certaines personnes (toxicomanie, santé mentale, etc.), mais il serait encore mieux pour la plupart d’entre elles d’éviter le passage par le système judiciaire.

Outre la décriminalisation complète de certains comportements (par exemple, le cannabis), mentionnons les programmes de mesures de rechange pour adultes, les programmes de médiation et de justice réparatrice, la coopération avec les milieux communautaires et de la santé et toute forme de déjudiciarisation pilotée directement par les policiers, les écoles, les centres jeunesse, etc. Ces initiatives, souvent locales et ponctuelles, devraient devenir centrales dans la façon de répondre aux problèmes soulevés par l’arrêt Jordan.

En faire moins et autrement, voilà une solution durable qui permettrait de se concentrer sur l’essentiel.

Marie-Eve Sylvestre est vice-doyenne à la recherche et professeure titulaire à la section de droit civil de l’Université d’Ottawa. Les autres signataires sont Julie Desrosiers, professeure titulaire à la faculté de droit de l’Université Laval ; Dominique Bernier, professeure au département des sciences juridiques de l’UQAM ; Marie-Andrée Denis-Boileau, professeure à temps partiel à la section de droit civil de l’Université d’Ottawa ; Margarida Garcia, professeure agrégée à la section de droit civil et à la faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa ; Jennifer Quaid, professeure adjointe à la section de droit civil de l’Université d’Ottawa ; Francis Villeneuve Ménard, chargé de cours au département des sciences juridiques de l’UQAM ; Véronique Fortin, professeure adjointe à l’Université de Sherbrooke, et João Velloso, professeur adjoint à la section de common law de l’Université d’Ottawa.
6382
Publier un nouveau commentaire
Annuler
Remarque

Votre commentaire doit être approuvé par un modérateur avant d’être affiché.

NETiquette sur les commentaires

Les commentaires sont les bienvenus sur le site. Ils sont validés par la Rédaction avant d’être publiés et exclus s’ils présentent un caractère injurieux, raciste ou diffamatoire. Si malgré cette politique de modération, un commentaire publié sur le site vous dérange, prenez immédiatement contact par courriel (info@droit-inc.com) avec la Rédaction. Si votre demande apparait légitime, le commentaire sera retiré sur le champ. Vous pouvez également utiliser l’espace dédié aux commentaires pour publier, dans les mêmes conditions de validation, un droit de réponse.

Bien à vous,

La Rédaction de Droit-inc.com

PLUS

Articles similaires