De la fragilité de l’État de droit
Frédéric Bérard
2012-05-16 15:00:00
Le titre détonne un peu, je sais. Ne vit-on pas à même un régime reconnu pour ses assises démocratiques, sa (trop grande?) stabilité constitutionnelle, ses acquis en matière de primauté du droit ? Pas de doute là-dessus.
L’oisiveté est toutefois, parait-il, la mère de tous les vices. L’adage vaut également, il me semble, sur le plan de la sécurité juridique. Celle-ci ne peut se vautrer sans conséquence sur un droit acquis quelconque. La valeur réelle de l’État de droit, à l’instar de celle de l’avocat d’ailleurs, n’est-elle pas évaluée en fonction de son dernier mandat, de son plus récent bilan ? Il me semble.
Or, les illustrations de type accroc à ce même État de droit semblent être en voie de devenir monnaie courante. Dans le confort et l’indifférence, pour paraphraser Arcand. Au loin, j’entends déjà les récriminations de l’un et l’autre : encore des élucubrations de ''bleeding hearts'' gauchistes. Remarquez que je ne prétends d’aucune façon que l’État de droit à la sauce Québec-Canada soit en péril. Je plaide seulement que la multitude et importance des violations récentes ont de quoi surprendre, impression solidifiée par une nonchalance à demi-avouée ou, pis encore, pleinement assumée.
Des exemples ? En voici quelques-uns, en vrac.
Injonctions et conflit étudiant
La Cour supérieure se tue à la tâche. Une injonction n’attend pas l’autre. Résultat ? Nada. Raison ? La sécurité, paraît-il. Et comment une société libre et démocratique peut-elle justifier le non-respect d’une ordonnance d’un tribunal par la crainte de violence potentielle ? La question est posée.
L’affaire Khadr
J’entends hurler de nouveau. Pourtant, cette triste histoire constitue une forte illustration de ce qui précède. D’abord, un ministre des Affaires étrangères qui invoque en Chambre la possibilité d’ignorer une décision de la Cour suprême ordonnant le rapatriement de Khadr. Oui, vous avez bien lu. Le gouvernement qui menace de ne pas respecter une décision du plus haut tribunal du pays. Ensuite, refus de donner suite à la sanction de réparation imposée par la Cour. Résultat ? Malgré le fait que les droits à la sécurité, à la vie et à la liberté de Khadr aient été violés par l’État canadien (dixit la Cour suprême), ce dernier n’a jamais eu droit à un procès juste et équitable, ni à un procès tout court, d’ailleurs. Il croupit encore entre les quatre murs d’une prison américaine. À moins qu’on puisse plaider qu’il existe deux chartes des droits, soit une pour les citoyens respectables et l’autre pour les terroristes (avec ou sans preuves solides), m’est d’avis qu’un truc inquiète, dans cette affaire. Et ce n’est pas Khadr.
L’amphithéâtre de Québec
Juteux contrat à Quebecor. Difficile de respecter les dispositions de la loi en matière d’appels d’offres ? Aucun problème, nous les contournerons. Plaidons à ce titre les trous dans la loi et, pourquoi pas, la souveraineté du gouvernement. Ces concepts sont contraires aux postulats mêmes de la primauté du droit? Aucun problème, que je vous dis. Nous réclamerons alors l’intervention de l’Assemblée nationale afin de faire adopter une loi visant à dédouaner, rétroactivement bien sûr, toute illégalité commise lors du processus.
La réforme du Sénat
Bien qu’un amendement constitutionnel formel soit requis afin de réformer le Sénat canadien, il serait évidemment plus aisé de procéder par l’adoption d’une loi ordinaire. Et c’est justement l’avenue actuellement prise par le gouvernement Harper. Ultra vires, comme démarche? Violation de l’ordre constitutionnel canadien? Sans aucun doute. Mais pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple?
Du respect de la primauté du droit
La fin de l’État de droit, donc? Bien sûr que non. Sauf que les illustrations précédentes témoignent nécessairement d’une érosion, légère ou plus sérieuse, c’est selon, du principe. Certains y verront une bonne nouvelle, prétextant le retour du balancier vers une plus grande démocratie, une souveraineté parlementaire accrue, le délaissement d’avocasseries inutilement techniques et techniquement inutiles. Il s‘agit, à mon sens, d’une grave erreur.
La preuve ? Celle-ci : mentionnez un seul État démocratique valable non fondé sur la primauté du droit. Pas simple, n’est-ce pas ? Normal. Bien qu’une certaine idéologie ambiante semble camoufler cette évidence, une saine démocratie va de pair avec l’État de droit. Celui-ci, à l’instar de la vie démocratique, se bâtit, évolue et prospère à même le respect des institutions, de la séparation des pouvoirs, des paramètres entourant l’exercice de la puissance publique.
Le respect d'une décision ou autre ordonnance de la Cour n'est pas optionnelle. Au même titre, l’application des dispositions ou principes constitutionnels ne peut s’exercer à géométrie variable.
En bref, la pérennité de l’État de droit n’aura d’égal que la vigilance témoignée à son endroit.
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