Le travailliste

Robotiser, oui, mais à quel prix ?

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Sébastien Parent

2018-07-05 14:15:00

On n’arrête pas le progrès, mais peut-on réfléchir au genre de société à laquelle nous aspirons? demande notre chroniqueur.
Me Sébastien Parent est doctorant en droit du travail et libertés publiques à la Faculté de droit de l’Université de Montréal
Me Sébastien Parent est doctorant en droit du travail et libertés publiques à la Faculté de droit de l’Université de Montréal
Ma chronique de cette semaine se veut une brève réponse au billet de l’économiste Erwann Tison, paru dernièrement dans le quotidien français Les Echos. Son texte intitulé « Les humains remplacés par les robots ? Tant mieux ! », m’a agacé à plusieurs égards.

Une analyse économique froide

Sous un semblant de compassion pour les travailleurs, Tison soutient que le progrès technologique permettra de remplacer des salariés par des machines et de la sorte, les libérera d’un emploi pénible et aliénant. Il cite en exemple les caissiers, les manutentionnaires, les cuisiniers et même les préposés aux bénéficiaires.

Pour illustrer son propos, l’auteur réfère au cas de l’entreprise Carrefour, dont le remplacement des caissiers par des bornes électroniques a causé la suppression de 1 800 emplois. Pour lui, il s’agit là d’une « excellente nouvelle! ».

Suivant cette logique, à quoi ressemblerait concrètement la conversation entre un employeur et un manutentionnaire licencié ?

« -Boss : Bon Jacques, je te mets à la porte! Le robot LNT-00 va te remplacer dès lundi. Il est plus performant et peut travailler 24 heures par jour, sans faire de grief en plus!

-Jacques : Ben là,j’ai mes deux enfants à nourrir et mon hypothèque à payer.J’ai même pas mon secondaire 5, pis ça fait 30 ans que je travaille icitte. Je vais faire quoi maintenant ?

-Boss : Remercie-moi donc Jacques! Tu n’auras plus à faire un job exténuant et soulever des boîtes de 20 kilos chaque jour. Pense à tes problèmes de dos aussi.»

En effet, faut-il rappeler que le juge en chef Dickson de la Cour suprême du Canada affirmait que « [l]e travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société ».

Au surplus, les pertes d’emploi massives qui pourraient résulter de la prochaine révolution technologique, ajoutées au fait que les employés touchés ont bien souvent très peu de qualifications transférables dans une autre catégorie d’emploi, ne sont pas la meilleure des choses dans une perspective macro-économique.

S’il y a une hausse du chômage, il y a moins de revenus, ce qui entraîne à son tour une baisse de la consommation et inévitablement, de la production. Les robots auront beau produire plus vite, cela n’avancera pas à grand-chose si maints consommateurs désertent.

Vers de nouveaux métiers émergents ?

Sur ce point, l’économiste Tison estime que les licenciements engendrés par la révolution technologique encourageront les travailleurs à se tourner vers de nouveaux métiers émergents, marqués par la flexibilisation du marché du travail. Parlons-en!

Les nouveaux outils technologiques peuvent tout autant être synonymes de précarité. Par exemple, l’utilisation d’une plate-forme numérique chez Uber a pour conséquence de contrôler à distance le travail des chauffeurs, ce qui permet à l’entreprise de les considérer comme des travailleurs autonomes, en marge des protections offertes par les lois du travail.

Mais il y a plus. Cette même technologie permet de développer des incitatifs pour faire travailler les chauffeurs davantage, en recourant aux sciences comportementales. À cet égard, l’application développée par Uber permet de les inciter à conduire plus longtemps et dans des secteurs moins rentables, à partir de techniques semblables à celles des jeux vidéo.

Les avancées technologiques peuvent donc aussi être porteuses d’une plus grande précarité en emploi et de moins bonnes conditions de travail.

Quand les avocats, ingénieurs et Cie se moquent de l’éthique

Alors que l’ingénieur industriel s’affairera à trouver les changements opérationnels permettant d’améliorer au maximum la productivité et l’efficacité, l’avocat patronal se concentrera, quant à lui, sur les délais pour transmettre les avis de licenciement de même que sur le respect des clauses de la convention collective encadrant les changements technologiques, etc. Ces divers professionnels travaillent habituellement en silo et n’ont pas le mandat de s’intéresser aux défis plus larges que soulève la révolution technologique.

Personne donc pour se soucier des questions éthiques. Et il y en a beaucoup. Remplacer une caissière ou un préposé aux bénéficiaires par une machine, comme le suggère Tison, c’est commander son café à une borne de paiement qui ne sourit pas ou pire, se faire administrer des soins quotidiens à l’hôpital par un robot. C’est anéantir le contact humain par souci de rentabilité, sans compter les pertes d’emploi générées.

L’idée n’est certainement pas d’arrêter le progrès, mais de réfléchir collectivement à ces questions et aussi, au genre de société à laquelle nous aspirons.

« Il est hélas devenu évident aujourd’hui que notre technologie a dépassé notre humanité » - Albert Einstein


Me Sébastien Parent est doctorant en droit du travail et libertés publiques à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Il est aussi chargé de cours à Polytechnique Montréal où il enseigne le droit du travail. Auparavant, il a complété le baccalauréat ainsi que la maîtrise en droit à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Il est également titulaire d’un baccalauréat en relations industrielles de la même institution. Écrivain dans l’âme et procureur devant la Cour suprême du Canada dès le début de sa carrière, Me Parent est l’auteur de divers articles en matière d’emploi et agit aussi à titre de conférencier.
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