La Cour d’appel tranche sur la question de l’enrichissement injustifié
Camille Laurin-Desjardins
2020-12-18 16:15:00
La semaine dernière, la Cour d’appel est venue confirmer le jugement de première instance rendu en 2018 par le juge de la Cour supérieure, Robert Mongeon. Ce dernier avait accordé à la dame ce montant comme indemnité pour son apport au ménage, alors qu’elle s’était occupée de leurs jeunes enfants pendant que son conjoint s’était consacré à un projet d’entreprise qui l’a rendu millionnaire.
Dans un jugement d’une soixantaine de pages, les trois magistrats de la Cour d’appel ont étoffé encore davantage les motifs qui permettent d’obtenir une indemnité pour enrichissement injustifié, pour les conjoints de fait, se réjouit Suzanne Pringle, l’avocate de celle qui entrepris ce recours en 2015.
Droit-inc s’est entretenu avec la célèbre juriste.
Droit-inc : Ce jugement de la Cour d’appel est majeur, selon vous?
Il y avait quelques jugements rendus par la Cour d'appel avant qui reconnaissaient déjà ce principe-là (NDLR : l’enrichissement injustifié) et le juge Mongeon les avait repris dans son jugement en première instance. Mais chaque conclusion ou à peu près était attaquée en appel…
Donc, la Cour d'appel est venue confirmer le jugement de première instance... mais elle a motivé davantage les raisons qu'elle avait déjà développées dans d'autres jugements – entre autres, ils parlent de'' Droit de la famille - 132495'' sans arrêt... Ils ont été plus explicites et ils ont colmaté les tentatives de brèches qui étaient avancées par la partie adverse.
Mais effectivement, c'est un jugement extrêmement important au niveau des principes, parce que la Cour d'appel est venue encore plus détailler les motifs qui donnent ouverture à ce genre d’indemnité.
On dit que Monsieur doit verser 2,3 millions à Madame. Mais le montant initial, l'indemnité brute, c’est quand même 3,4 millions. Ensuite, il y a certains avantages que ma cliente a obtenus durant cette union, qu’on déduit. Et le 2,4 millions, c’est l’indemnité nette, donc c'est ce qui est dû depuis 2015, avec intérêts et indemnités additionnels.
Essentiellement, Monsieur reprochait au juge de première instance de s’être substitué au législateur…
C'est ça... Pour la partie adverse, c'est comme si le juge avait usurpé le rôle du législateur, et que ça faisait la mise en place d'un régime juridique entre conjoints de fait qui n'était pas souhaité, justement, par le législateur québécois. Et là, la Cour d'appel est venue dire : absolument pas.
Parce que dans ''Éric et Lola'', la Cour suprême a reconnu la liberté de choix et d'autonomie des volontés entre conjoints, mais en respect des règles d'équité. Ici, c'est une demande d'inhabilité pour enrichissement injustifié, donc qui veut que les règles d’équité soient respectées.
Pour ma cliente, c'est une victoire financière, c’est sûr... mais c'est victoire de dignité et de respect de son rôle. Il y a eu des efforts communs dans l’atteinte de l’enrichissement de Monsieur, il partait avec une part disproportionnée de la richesse qui avait été accumulée avec les efforts combinés des deux.
On imagine que c'est une étape importante, pour elle…
Pour ma cliente, c'est extrêmement important, parce que son rôle réel est reconnu. Quand on parle de la co-entreprise dans ce dossier, c'est extrêmement important pour elle, parce que ce que le juge dit, c'est qu'il a été à même de reconnaître l'intention réelle des parties durant l'union, alors la valeur s'est accumulée...
Et en bout de ligne, on ne peut pas dire : il y avait une intention réelle, mais je n'avais pas l'intention de partager le fruit des efforts communs... La preuve a démontré que ce n'était pas ça, qu’il y avait bel et bien une intention. C'est ce que le juge Mongeon a dit, et c'est ce que la Cour d'appel est venue confirmer.
La séparation a eu lieu en 2012. Les procédures ont été intentées en 2015. Mais pour elle, c’est huit ans d’attente pour que son rôle durant la vie commune soit reconnu.
Les juges concluent que la façon dont Monsieur essayait de définir le rôle de Madame était réductrice…
Oui! Ah, moi, quand je regarde le paragraphes 89 du jugement : « Et puisque dans la majorité des cas où la preuve démontre à la fois une situation d'enrichissement injustifié et de coentreprise familiale, l'appauvri (qui est ma cliente, évidemment) est celui qui a pris la charge des enfants, alors que l'autre amassait la richesse, l'approche a l'avantage d'éviter de dévaluer sa contribution et d'ainsi contribuer au phénomène de la féminisation de la pauvreté, dont la Cour suprême a parlé dans les arrêts Moge et Pita. »
Ça, c'est nous qui avions mis ça dans notre mémoire. On est allé chercher la décision de Moge, dans les années 1980, c'était la juge L'Heureux-Dubé qui s'exprimait là-dessus, en disant : c'est comme ça qu'on augmente l’appauvrissement des femmes dans la société, de dévaluer complètement leur rôle à l'intérieur d'une union.
Alors quand Monsieur disait qu’il aurait aimé remplacer Madame, rétroactivement, par une gardienne ou une femme de ménage… Disons que ça n'a pas été retenu très sérieusement et que ç'a été vu comme une approche particulièrement réductrice de son rôle, pour ne pas dire autre chose...
C’est fini, la défense qu'on va payer la nourrice à sa valeur d'une gardienne! Ç'a été écarté il y a des lunes dans les autres provinces, et ici en général, souvent... mais là, ça le rend très clair. Il y a plusieurs paragraphes qui en traitent.
Mais dans le jugement, on prend le soin de préciser que ça reste vraiment du cas par cas...
Oui, c’est une question de preuves. Parce que l'indemnité qui peut être versée en cas d'enrichissement injustifié, ça peut être soit basé sur la valeur des services reçus, quand il n'y a pas eu de preuve d’une co-entreprise, quand il n'y a pas eu la preuve que les gens avaient un intérêt commun, un intérêt réel de vouloir partager plus tard, etc… Donc à ce moment-là, on doit prouver la valeur des services reçus.
La deuxième façon de compenser, c'est basé sur la valeur accumulée, c'est-à-dire la contribution proportionnelle de la personne qui demande d'indemnité à la valeur qui a été accumulée grâce aux efforts combinés des deux.
Donc, il y a deux façons de le faire, et dans ce cas-ci, on a prouvé qu'il y avait co-entreprise, et donc, qu'elle avait le droit à cette contribution proportionnelle, qui a été évaluée par le juge à 20% de ce qui a été accumulé durant l'union, soit 17 millions.
C’est donc différent d’''Éric et Lola''...
En fait, ''Éric et Lola'', ce n'est pas du tout le même genre de recours… c'était une demande constitutionnelle, et non un recours entre deux individus. C'est la conjointe de fait qui poursuivait le Procureur général du Québec et qui demandait de déclarer discriminatoires, et donc invalides, certaines dispositions du Code civil du Québec qui ne traitaient pas les conjoints de fait comme des époux.
Il n'y avait pas de chiffres, pas de demande monétaire. C'était vraiment au niveau constitutionnel, c'était le Code civil qui était attaqué.
Dans ''Éric et Lola'', la Cour suprême a reconnu la liberté de choix et l'autonomie des volontés entre conjoints de fait. Mais quand on lit le jugement, le juge Lebel fait toute la liste des recours possibles, et un de ces recours qu'il reconnaît entre conjoints de fait, c'est justement l'indemnité en cas d'enrichissement injustifié. C'est dans le respect d'''Éric et Lola'' qu'il y a continuation de ce qui est possible de faire...
Autrement dit, il y a des recours pour ça, dont l'enrichissement injustifié...
Oui. Mais on s'entend que le recours en enrichissement injustifié, c'est un recours pas mal plus complexe, il y a des preuves à faire, parce qu'il n'y a pas d'effet immédiat entre conjoints de fait qui décident de vivre ensemble au niveau de la loi, au contraire, il y en a ZÉRO!
Ce que ça oblige les gens à faire, justement, c'est de faire des recours comme l'enrichissement injustifié, qui a été fait dans ce dossier-ci, dans le respect du Code civil, selon les règles, et dans la continuation de ce qui a été décidé dans ''Éric et Lola''. Mais ça démontre les limites, aussi, de ce qui existe, en termes d’effets de la loi, pour les conjoints de fait.
Ce débat démontre encore une fois que la réforme du droit de la famille est bien nécessaire…?
Tout à fait. Dans ''Éric et Lola'', il y a quand même cinq juges qui sont venus dire que c'était discriminatoire… Et c’est parce que la juge en chef McLachlin a dit que c’était justifié que les dispositions ont été maintenues. Mais avec ''Éric et Lola'', la Cour suprême a en quelque sorte passé le ballon au Parlement du Québec... et on attend.
La décision dans ''Éric et Lola'' a été rendue en janvier 2013. Il y a eu un rapport rendu par Alain Roy et son comité en 2015… On attend toujours!
Le ministre Jolin-Barrette et le premier ministre Legault viennent tout juste de nommer Alain Roy comme conseiller spécial du ministre, j'ai confiance qu'ils vont être capables de former une équipe qui va intégrer, je l'espère, des praticiens dans le domaine, pour en arriver à une réforme du droit de la famille... Parce que c'est grandement dû.
Croyez-vous que ce dossier va se rendre en Cour suprême…?
Il faut faire une requête pour permission... Je ne le sais pas, on verra, mais je considère que ce jugement est extrêmement étoffé! Cette année, il y a eu une demande de permission dans un autre dossier semblable qui était beaucoup plus court, et la Cour suprême a rejeté la requête pour permission d'en appeler…
C'est un long jugement, effectivement!
Oui... J'ai été vraiment impressionnée par le travail colossal qui a été fait par la Cour d’appel dans ce dossier-ci. Et je ne dis pas ça seulement à cause du montant accordé, le montant avait été accordé en première instance... Mais sur le fait de vraiment bonifier, et appuyer encore plus les principes sur lesquels la Cour s’appuie pour donner ouverture à ce genre de réparation et d'indemnité. Le travail a été très fouillé et bien fait.