La Russie conteste son exclusion du sport : quels sont les enjeux juridiques ?
Radio -Canada
2022-03-10 13:30:00
La Russie interjette maintenant appel devant les tribunaux. Sa fédération de soccer a été la première à vouloir saisir le Tribunal arbitral du sport (TAS) pour contester l’exclusion de ses équipes et elle ne devrait pas être la seule à faire appel à la justice sportive. Radio-Canada Sports en a parlé avec Patrice Brunet, avocat montréalais en droit du sport et arbitre neutre au TAS.
« Ce n’est pas une surprise que les Russes fassent cet appel devant le TAS. Ce que l’on fait comme arbitre, c’est de regarder dans les textes et dans les règlements au-delà de toute considération politique. On va étudier quelles sont les considérations qui permettent à la FIFA, à l’UEFA ou même au mouvement olympique de prendre ces décisions-là de suspensions ou d’exclusions », explique le juriste.
Dans l’état actuel des choses, le TAS fera face à une situation inédite, car dans les différents statuts ou règlements des organisations sportives internationales, il n’y a pas de clauses de guerre. Mais comme l’explique Patrice Brunet, il existe tout de même des règlements qui seront étudiés par les arbitres du TAS.
« Ce que je comprends, c’est que la FIFA et l’UEFA se sont appuyés sur la clause de "force majeure" pour justifier les exclusions des équipes russes. C’est ce qui sera plaidé devant le Tribunal arbitral du sport », indique Me Brunet.
« Il y a, dans l’article 31 des règlements de la FIFA, une clause d’exclusion de portée générale qui permet d’exclure une nation en cas de "force majeure". Mais on s’entend que dans la plupart des cas, quand on parle de "force majeure", cela pourrait inclure des guerres, même si ce n’est pas explicite. D’ailleurs, cette clause de "force majeure" se retrouve dans la plupart des règlements des grandes fédérations internationales. Est-ce que cette clause a été appliquée de façon appropriée? C’est ce que devra déterminer le TAS. »
Pour le juriste québécois, le TAS ne vit pas en vase clos; il a aussi la responsabilité de prendre le pouls de la société qui l’entoure, mais à la base, les décisions doivent être fondées sur des considérations juridiques. Le TAS pourrait-il laisser de côté certaines de ces considérations et rejoindre le concert des nations dans le bannissement total des Russes?
« Ce ne serait pas impossible, dit Patrice Brunet. Mais il ne faut pas oublier que dans ce cas inédit, le TAS va penser également à la protection et à la sécurité des athlètes. Si, par exemple, une équipe doit se rendre en Russie pour disputer un match, pourra-t-elle refuser d’y aller? Si, par exemple, une équipe d’un pays refusait de jouer contre une équipe russe, est-ce que la Russie va l’emporter par défaut? Il va falloir voir comment le TAS va motiver ses décisions, mais il n’est pas impossible qu’il suive la vague d’indignation mondiale. »
« Le TAS ne vit pas dans un vase clos; il existe dans la société où il existe, et il fait aussi la promotion des valeurs sportives, qui sont des valeurs d’universalité, de paix et d’inclusion dans la société. Il faut tout de même insister sur le fait que le TAS n’est pas un tribunal politique, mais qu’il doit prendre en compte les enjeux de sécurité mondiale », ajoute Me Brunet.
Patrice Brunet croit que le Tribunal arbitral du sport se demandera si les moyens employés par la FIFA et l’UEFA étaient proportionnels à la décision d’exclure les Russes.
« Ici, on est dans le contexte de l’application d’une clause sur laquelle se sont basées les fédérations pour aller dans le sens de l’exclusion, et c’est donc le caractère de raisonnabilité qui s’applique. Si cette clause n’avait pas existé, le tribunal aurait pu réécrire les règlements face à une situation unique et particulière », explique-t-il.
''Audi alteram partem''
Pour conclure, Radio-Canada Sports a proposé un jeu de l’esprit à l’avocat montréalais. S’il avait dû faire partie des arbitres qui délibéreront sur cette affaire, qui l’aurait emporté : l’humain ou le juriste pragmatique?
« Tout d’abord, je tiens à vous dire que tous les arbitres que je connais font tous preuve d’humanité, mais à la base, on a un réflexe de regarder quel est le code, quelle est la base juridique, répond-il. On a cette obligation de le faire, sinon un tribunal supérieur peut casser notre décision. »
« Il ne faut pas oublier que, dans ce cas, les décisions ont été prises sans entendre les deux parties. Les Russes n’ont pas pu donner leur version des faits. Il faut dire que la règle latine audi alteram partem – "on doit entendre toutes les parties" – n’a pas été appliquée, et les arbitres devront également se demander si ces exclusions n’étaient pas trop hâtives et disproportionnées. »
« Il faut absolument donner la chance aux parties de s’exprimer, sinon on tombe dans un régime dictatorial, et c’est justement de cela qu’on veut se sauver », conclut Patrice Brunet.