Les jugements BCE

Ogilvy Renault
2008-03-13 09:47:00
POINTS SAILLANTS DES JUGEMENTS DE LA COUR SUPÉRIEURE
• Le seul droit dont jouissent les porteurs de débentures est celui de faire respecter les droits contractuels que les actes de fiducie leur confèrent.
• Le fait que les actionnaires de BCE puissent recevoir une prime importante par rapport à la valeur de leurs actions alors que les intérêts économiques des porteurs de débentures peuvent être compromis ne donne pas en soi à ces derniers le droit de voter relativement au plan d’arrangement.
• Dans l’interprétation d’ententes complexes concernant des sociétés comme les actes de fiducie, les tribunaux doivent, face à l’ambiguïté, favoriser une interprétation raisonnable sur le plan commercial.
• Dans des circonstances particulières (telles que lorsqu’une société fait l’objet d’une offre publique d’achat hostile ou est involontairement mise en jeu (« put in play ») par des acquéreurs éventuels), les administrateurs ont le fardeau de maximiser la valeur des actions de la société au bénéfice des actionnaires, en plus d’agir au mieux des intérêts de la société.
CONTEXTE
Le 30 juin 2007, après des mois de conjectures au sujet de son avenir, une tentative abandonnée de se convertir en fiducie de revenu et des propositions émanant d’un certain nombre de prétendants, BCE, la plus grande entreprise de télécommunications au Canada, a annoncé la conclusion d’une entente définitive visant l’acquisition de la totalité de ses actions ordinaires et actions privilégiées en circulation par Teachers’ Private Capital, société constituée par le conseil d’administration du Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario ainsi que Providence Equity Partners Inc. et Madison Dearborn Partners, LLC.
L’offre, dont le prix a été fixé à 42,75 $ l’action ordinaire, représentait une prime d’environ 40 % par rapport au cours de clôture moyen des actions ordinaires de BCE au premier trimestre de 2007. Cette transaction, évaluée à 51,7 milliards de dollars, est l’acquisition par emprunt la plus importante jamais annoncée au Canada.
Cette transaction sera exécutée aux termes d’un plan d’arrangement en vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions et elle exige l’approbation de la Cour supérieure du Québec ainsi que celle des deux tiers des porteurs d’actions ordinaires et d’actions privilégiées, votant ensemble en tant que catégorie unique. En août 2007, le juge Silcoff a rendu une ordonnance provisoire permettant à BCE de tenir une assemblée extraordinaire des actionnaires de manière à ce que ceux-ci votent sur l’offre.
Le 19 septembre 2007, certains porteurs de débentures émises par Bell Canada (filiale en propriété exclusive de BCE) aux termes d’actes de fiducie signés en 1976, 1996 et 1997 ont annoncé leur intention de contester l’acquisition projetée. Les parties opposées à cette acquisition figurent parmi les plus grandes institutions financières du Canada. Elles ont allégué notamment que la transaction leur était préjudiciable parce qu’elle aurait une incidence négative sur les notes de solvabilité attribuées aux débentures et qu’elle aboutirait à une détérioration de la valeur des débentures.
Entre-temps, le 21 septembre 2007, l’arrangement a été approuvé à une écrasante majorité par les actionnaires de BCE, recueillant plus de 97 % des voix exprimées par les porteurs d’actions ordinaires et d’actions privilégiées.
Les oppositions et la demande d’ordonnance définitive approuvant le plan d’arrangement de BCE ont été entendues par la Cour supérieure du 3 décembre 2007 au 28 janvier 2008.
LES POSITIONS DES PARTIES
Les porteurs de débentures
Les porteurs de débentures opposés à l’acquisition projetée ont allégué ce qui suit :
1. BCE ne s’est pas acquittée de son fardeau de prouver que le plan d’arrangement était juste et raisonnable, non seulement pour les actionnaires, mais aussi pour les porteurs de débentures.
2. Telle que structurée, la transaction a déclenché l’application d’une stipulation des actes de fiducie de 1976 et de 1996 selon laquelle toute transaction constituant une restructuration (reorganization) de Bell Canada exige de cette dernière qu’elle obtienne l’approbation du fiduciaire nommé aux termes des actes de fiducie au motif qu’elle [traduction] « n’est aucunement préjudiciable aux intérêts des porteurs de débentures ». Ils ont soutenu que, sans cette approbation (qui, en l’espèce, n’a pas été obtenue), la transaction ne pouvait être réalisée.
3. Ils avaient qualité pour agir et pour engager une procédure en cas d’abus.
4. Le plan d’arrangement et l’entente définitive intervenus entre BCE et le consortium d’acquéreurs sont injustes à leur égard en leur portant préjudice ou en ne tenant pas compte de leurs intérêts parce que le plan d’arrangement et l’entente définitive ont modifié fondamentalement les caractéristiques de leurs titres, ont entraîné une baisse considérable de la note de solvabilité attribuée aux débentures et de leur valeur, ont accru de manière importante le risque de manquement aux obligations de paiement, ont frustré leurs attentes raisonnables et ont sacrifié leurs intérêts dans le seul but de promouvoir ceux des actionnaires de BCE et n’ont pas été exécutés dans l’intérêt de Bell Canada et de ses parties prenantes.
En conséquence, les porteurs de débentures ont soutenu que le plan d’arrangement ne devrait pas être approuvé. Subsidiairement, les porteurs de débentures de 1976 et de 1996 ont sollicité une ordonnance contraignant Bell Canada à racheter leurs titres.
BCE
En réponse, BCE a allégué ce qui suit :
1. Les porteurs de débentures n’avaient pas qualité pour contester le plan d’arrangement et ce plan était juste et raisonnable.
2. Telle que structurée, l’acquisition n’a pas déclenché l’application des stipulations des actes de fiducie invoquées par les porteurs de débentures étant donné qu’elle ne constitue pas une restructuration (reorganization) de Bell Canada et qu’aucune stipulation des actes de fiducie n’interdisait à Bell Canada de contracter une dette supplémentaire ou autrement de donner ses actifs en garantie, ni ne limitait son droit de le faire.
3. BCE a été « involontairement mise en jeu » au moyen du dépôt réglementaire auprès de la Securities and Exchange Commission des États-Unis par Teachers d’un document informant le marché qu’elle avait changé ses intentions d’investissement de passives à actives à l’égard de BCE. En conséquence, l’obligation prépondérante des administrateurs de BCE est devenue la maximisation de la valeur pour les actionnaires dans le respect des obligations de la société envers d’autres parties prenantes, dont les porteurs de débentures. Les attentes raisonnables des porteurs de débentures opposés à l’acquisition projetée étaient protégées et les actes de fiducie ne renfermaient pas d’engagements empêchant un changement de contrôle de BCE.
LES CONCLUSIONS
Approbation du plan d’arrangement
Tout en confirmant que le plan d’arrangement ne modifie aucunement les droits légaux des porteurs de débentures – étant donné que ceux-ci jouissent du même droit de se faire payer le capital et les intérêts par Bell Canada après la mise en œuvre du plan d’arrangement qu’avant celle-ci – la Cour a confirmé que, dans de telles circonstances exceptionnelles, elle pouvait néanmoins tenir compte des préoccupations légitimes de tiers relativement à un arrangement proposé.
La Cour a conclu que les exigences prévues par la loi en ce qui concerne l’approbation d’un plan d’arrangement avaient été respectées, que le plan d’arrangement avait été présenté de bonne foi – à cet égard, la Cour a affirmé avoir été particulièrement impressionnée par le fait que les actionnaires avaient approuvé le plan d’arrangement par une majorité de quelque 97,93 %, résultat qui, selon le juge Silcoff, était révélateur de la reconnaissance par les actionnaires de la sagesse, de la sincérité et de la bonne foi du conseil d’administration et du comité de surveillance stratégique de BCE qui ont recommandé l’approbation du plan d’arrangement – et que BCE s’était conformée à l’ordonnance provisoire.
Au sujet de la dernière exigence voulant que le plan d’arrangement soit équitable et raisonnable, la Cour a conclu qu’il était équitable du point de vue des actionnaires de BCE, notamment en raison : i) de la prime devant leur être versée, ii) du fait que l’arrangement était l’aboutissement d’un [traduction] « processus d’examen et d’enchères stratégiques complet et solide », iii) de la recommandation unanime du conseil d’administration de BCE, iv) des avis sur le caractère équitable fournis par cinq conseillers financiers reconnus et v) de l’absence d’une proposition supérieure.
En ce qui a trait au caractère équitable pour les porteurs de débentures, la Cour a conclu que le seul droit dont jouissent les porteurs de débentures opposés à l’acquisition projetée est celui de faire respecter les droits contractuels prévus dans les actes de fiducie ainsi que leurs attentes raisonnables en tant qu’investisseurs avertis, lesquels découlent des actes de fiducie. Le fait que les actionnaires de BCE puissent recevoir une prime importante par rapport à la valeur de leurs actions alors que les intérêts économiques des porteurs de débentures peuvent être compromis ne donne pas en soi à ces derniers le droit de voter relativement au plan d’arrangement.
Interprétation des actes de fiducie et des engagements qu’ils renferment
Le juge Silcoff a statué qu’en interprétant des conventions complexes concernant des sociétés telles que les actes de fiducie, face à l’ambiguïté, les tribunaux doivent favoriser une interprétation qui est raisonnable sur le plan commercial et qui donne effet aux intentions et aux attentes raisonnables des parties au moment où les conventions ont été négociées.
Selon leur sens ordinaire dans le contexte du droit des sociétés au Canada, au Royaume-Uni et ailleurs (à l’exception possible des États-Unis), les mots restructuration (reorganization) et reconstitution (reconstruction) employés dans les actes de fiducie de 1976 et de 1996 renvoient à la cession de la totalité ou d’une partie des activités d’une société à une nouvelle entité qui est destinée à exploiter essentiellement la même entreprise et qui appartiendra en fin de compte essentiellement aux mêmes actionnaires. Ni le plan d’arrangement ni l’entente définitive intervenus entre BCE et le consortium d’acquéreurs n’envisagent ce type de transaction.
De plus, l’examen d’autres stipulations des actes de fiducie, soit celles qui imposent des limites à la prise en charge par Bell Canada de dettes supplémentaires, a permis de confirmer que la clause relative à la restructuration ne visait pas à empêcher Bell Canada de contracter des dettes supplémentaires.
Enfin, dans son interprétation de la clause relative à la restructuration, la Cour a tenu compte de la preuve de la conduite antérieure des parties, qu’il s’agisse de Bell Canada ou des fiduciaires nommés aux termes des actes de fiducie et elle a conclu que chaque fois que l’approbation des fiduciaires a été sollicitée ou donnée, la transaction en cause indiquait un successeur à Bell Canada, ce qui n’était pas le cas aux termes du plan d’arrangement ou de l’entente définitive.
Recours en cas d’abus
Il a été jugé que les conditions spécifiques d’introduction d’un recours en cas d’abus aux termes des clauses de « non-recours » (« no action clauses ») que renferment les actes de fiducie n’avaient pas été réunies par les porteurs de débentures de 1976 et de 1997 et la qualité pour agir leur a été refusée.
Malgré cette conclusion, la Cour a traité de la question de savoir si, en approuvant le plan d’arrangement et l’entente définitive, BCE et Bell Canada s’étaient montrées injustes à l’égard des porteurs de débentures en leur portant préjudice ou en ne tenant pas compte de leurs intérêts.
La Cour a confirmé la règle selon laquelle, dans des circonstances normales, les administrateurs sont tenus à une obligation fiduciaire envers la société et que les intérêts de la société ne doivent pas être confondus avec ceux des actionnaires ou d’autres intervenants. Dans des circonstances spéciales (telles que lorsqu’une société fait l’objet d’une offre publique d’achat hostile ou est involontairement « mise en jeu » par des acquéreurs éventuels), les obligations des administrateurs d’agir au mieux des intérêts de la société pourraient exiger d’eux qu’ils approuvent des transactions qui, tout en étant dans l’intérêt de la société, pourraient aussi avantager une partie ou la totalité des actionnaires, et ce, aux dépens d’autres intervenants.
Lorsqu’une société est « mise en jeu », les administrateurs assument le fardeau supplémentaire de maximiser la valeur des actions de la société au bénéfice de ses actionnaires.
Sur les faits, la Cour a indiqué que les porteurs de débentures figuraient parmi les investisseurs les plus avertis au Canada et qu’ils savaient ou auraient dû savoir que BCE et Bell Canada étaient en tout temps susceptibles de faire l’objet d’une opération de changement de contrôle ou d’un abaissement de leur note de solvabilité, que les déclarations de BCE et de Bell Canada invoquées par les porteurs de débentures à l’appui des attentes raisonnables qu’ils ont alléguées étaient accompagnées d’avis et de mises en garde explicites d’exonération dont les porteurs de débentures ont fait fi, que les attentes raisonnables de ces derniers doivent découler des actes de fiducie et que les actes de fiducie ne contenaient aucune clause relative à un changement de contrôle ou aux notes de solvabilité.
En résumé, lorsque les porteurs de débentures ont acheté leurs débentures, ils ont soit délibérément assumé le risque que la valeur puisse être touchée défavorablement advenant une opération de changement de contrôle, soit formulé des hypothèses non fondées qu’une telle opération ne pouvait pas survenir ou ne surviendrait pas, soit sous-estimé les risques liés à une opération de cette nature. La Cour a statué que ni BCE ni Bell Canada ne pouvaient être jugées responsables à cet égard.
Par Sophie Melchers et Nicholas Cerminaro, d’Ogilvy Renault