La pandémie, « une occasion en or » de moderniser notre système de justice
Camille Laurin-Desjardins
2020-08-17 11:15:00
La crise sanitaire aura permis de moderniser certains aspects de notre système judiciaire, qui avait accumulé un sérieux retard au cours des dernières décennies. C’est le constat que fait Me Antoine Leduc, qui a publié avec deux collègues américains un article à ce sujet dans l’American Bankruptcy Institute Journal, une organisation dont il est membre depuis une quinzaine d’années,.
En plus d’être associé chez LRMM et chef des groupes de droit bancaire et services financiers, et de faillite, insolvabilité et restructuration, il est aussi chercheur à la Chaire en gouvernance et en droit des affaires de la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Titulaire d’un doctorat en droit, il est aussi l’ancien président de l’Association du Barreau Canadien au Québec.
Droit-inc a discuté avec Me Leduc de ces fameuses avancées que la COVID aura permis au système de justice de connaître…
Droit-inc : Quels changements principaux la COVID a-t-elle causé dans le système québécois de justice?
Antoine Leduc : L’article parle de deux phénomènes. Le premier, c'est en droit commercial : comment on est en mesure de compléter des contrats à distance de les valider avec une signature électronique.
On touche aussi à la question : comment les actes notariés peuvent être faits à distance. Le notaire est un officier public, il va rendre l’acte authentique, parce qu'il s'assure de l’identité et de la capacité des gens qui vont signer un acte devant lui. Normalement, il n'y avait pas d'exception à ce principe-là, il fallait que le notaire puisse être en présence des personnes qui signent l’acte.
À la fin du mois d'avril, la ministre de la Justice a permis aux notaires du Québec de recevoir des actes à distance, via visioconférence, mais en s'assurant que certains critères soient respectés. C'était impossible, avant.
En litige, maintenant : à la cour, comment ça se passe dans les tribunaux? Un moment donné, les tribunaux ont été presque complètement à l'arrêt, eux aussi.
Au mois de mars, il n'y avait pas de greffe numérique, au Québec. On n'était pas capables de déposer des procédures, autrement qu'en déposant les originaux avec un timbre judiciaire au palais de justice.
Au mois d'avril, ils ont lancé le greffe numérique de la Cour d’appel du Québec. Et le 15 juin, on a lancé le greffe numérique du Québec pour les autres instances des tribunaux inférieurs au Québec. Donc la Cour supérieure, la Cour du Québec et les tribunaux administratifs.
On peut déposer un bon nombre d’actes et payer les frais judiciaires de façon électronique. Ce qui est une avancée. C'est un aspect de la modernisation et des avancées technologiques qui ont été considérablement accélérés par la pandémie.
Ensuite, il y a la question des audiences virtuelles, les procès en vidéoconférence. On a eu un exemple d’un premier procès qui s'est tenu fin mars ou début avril à Trois-Rivières, où tout s’est fait par vidéoconférence: des témoignages, l'administration de la preuve, les plaidoiries, etc.
Ce qui est intéressant, c'est qu'au Québec, on avait déjà eu des annonces du ministère de la Justice faites en 2018, on nous avait dit : on va investir 500 M$ dans la modernisation du système de justice, entre 2018 et 2023. Le but était de nous amener au 21e siècle. Évidemment, la pandémie a accéléré tout ça.
Mais on souligne dans l'article que, tout ça, les signatures à distance, le dépôt d'actes de procédures numériques dans un greffe numérique... Aux États-Unis, ça fait au moins 25 ans qu'ils font ça.
Donc le Québec était en retard?
On était pas mal en retard! Et je pense que les gens le savaient… Il y a eu des prises de conscience. On ne peut pas dire que tout va mal, mais c'est sûr qu'on avait du rattrapage à faire, au Québec.
Tout ça a éclaté à la suite de la crise des délais, en particulier dans les matières criminelles, à la suite de l'arrêt Jordan, et de là ont découlé des déblocages de fonds pour nommer plus de juges, et après, pour améliorer toute l’administration de la justice, c'est-à-dire tout ce qui soutient le travail de l'appareil judiciaire.
La pandémie a entraîné une accélération. Et dans certains cas, une accélération plus rapide, parce qu'on partait peut-être de plus loin. Je pense que c'est l'exemple du Québec. Mais il n'y a pas que le Québec. Ce matin, j'étais en entretien avec le conseil national des Barreaux de France, qui est en train de faire une analyse pour voir comment moderniser l’appareil judiciaire en France, et ils ont à peu près les mêmes enjeux et défis que nous.
Donc vous diriez que le Québec se situe où, globalement?
Je crois qu’on ne fait pas mieux, mais pas nécessairement pire que la moyenne. C'est un défi qui n’est pas juste le nôtre. Quand on nous dit, la justice est le parent pauvre d’une société, au sens où elle est sous-financée… c’est vrai. Mais ce n'est pas juste vrai ici. C'est vrai à l’échelle du Canada.
Et même si aux États-Unis, ils ont de l'avance sur nous, c'est vrai là aussi. C’est vrai en Europe, dans la plupart des pays d'Europe continentale, et même au Royaume-Uni. Dans la plupart des pays ayant une démocratie libérale avancée, on ne consacre pas plus de 1% de nos budgets à la justice…
Dans quelle mesure croyez-vous que ces avancées technologiques vont perdurer après la crise?
Est-ce que ça veut dire qu’on va utiliser ces moyens technologiques pour tous les cas? Je n'en suis pas convaincu.
Par exemple, quand on est dans une instance, si c'est pour régler des procédures accessoires ou interlocutoires – pas l'audience ou le procès de fond, mais tout ce qui mène au procès : des interrogatoires, des rapports d’expert, des permissions spéciales à demander au juge… Est-ce qu'il va toujours falloir continuer d'aller à la cour, ou si on va être capable de passer à une nouvelle ère?
Moi, je pense qu'il va falloir maximiser le recours aux nouvelles technologies, autant que possible.
Par ailleurs, quand on arrive au procès, je ne pense pas qu’on va pouvoir complètement remplacer le procès, où tout le monde est là en personne au palais de justice.
Je ne pense pas que l'avènement des nouvelles technologies va faire disparaître le besoin de l'audience. Je pense que ça va nécessiter une analyse plus poussée pour savoir dans quels domaines, dans quel cas, comment on l'utilise de la façon la plus efficace, mais aussi, la plus respectueuse des droits et garanties de tout le monde.
Ça soulève plusieurs enjeux... et je pense qu'on est au début de ces questionnements-là. Mais les questions qu'on se pose vont aller encore plus vite, les gens s'interrogent encore plus. Il y a des comités qui sont mis en place un peu partout… au Québec, au Canada, ailleurs dans le monde.
Ce qu'il ne faut pas oublier, c'est qu'évidemment, on sait pas combien de temps ça va durer, cette situation-là, au moment où on se parle.
Et même si crise de la COVID finissait bientôt, on ne sera pas à l’abri de revivre malheureusement d'autres crises du genre dans l'avenir… Donc je crois qu'il faut en tirer des leçons. Il faudrait qu'on soit en mesure de tenir malgré tout, si nécessaire, des audiences virtuelles dans toutes les matières.
Il faut que le système judiciaire soit capable de continuer de fonctionner, peu importe le contexte et les situations de crise qui pourraient survenir à l'avenir.
L’électrochoc… tout le monde dans le milieu judiciaire le souhaitait. Le juge en chef de la Cour supérieure Fournier l'a dit: ça nous prenait un électrochoc comme ça pour arriver au XXIe siècle.
Il y avait déjà des intentions exposées, il y avait déjà de l'argent sur la table au Québec… il faut continuer. Il ne faut pas non plus précipiter les choses, il faut prendre le temps de réfléchir pour faire les choses comme il faut. Mais on a une occasion en or de revoir nos façons de faire.
Et est-ce que vous diriez que la crise a provoqué un changement de mentalité dans les cabinets?
C'est une excellente question. Je crois qu'il y a encore ce réflexe-là chez certains de nos collègues, pour qui on a de la difficulté à concevoir qu’on puisse travailler de manière tout à fait efficace sans être nécessairement toujours au bureau. Je pense que dans certains bureaux, ça amène son lot de remises en questions. Il y en a qui demeurent encore très attachés à ça. Par contre, il faut voir la nuance aussi.
Je ne suis pas en train de dire que le fait qu’on puisse être efficace à distance va nécessairement remplacer le bureau. Je pense qu'on va s'en aller vers autre chose, peut être… Je pense que les gens vont modifier leur rapport au travail, par rapport aussi à tout le temps qu’on perd dans les transports, à la question environnementale aussi.
Les moyens modernes de communication nous permettent d’opérer un bureau d’avocats sans nécessairement être en présentiel. Par contre, il y a toute une dimension de contacts humains qui ne pourra pas être remplacée. Et c’est ça, je pense, qui manque à bien des gens. Et c'est vrai dans toutes les sphères de la société…
Il va falloir arriver, après coup, à un équilibre. Et je crois que ça va être bénéfique.