Le trésor de Laval
Radio -Canada
2021-11-19 13:15:00
Des millions de dollars d’origines douteuses ont notamment transité par les comptes d’un collaborateur du maire Vaillancourt en Suisse et aux Bahamas.
Or, le fruit de cette enquête a été tabletté après avoir été transmis aux autorités canadiennes, a découvert ''Enquête''.
Nous en révélons l'étendue pour la première fois.
La chute de Gilles Vaillancourt
4 octobre 2012. Des enquêteurs filment à son insu l’un des politiciens les plus puissants du Québec. L’air préoccupé, le politicien parle longuement avec divers téléphones cellulaires dans un stationnement. Il craint, avec raison, d'être sur écoute électronique.
Le règne de Gilles Vaillancourt, maire de Laval depuis 23 ans, tire alors à sa fin.
Au même moment, des dizaines de policiers mènent des perquisitions sur le territoire de Laval. L’hôtel de ville est passé au peigne fin, tout comme la maison du maire.
Quelques mois plus tard, Vaillancourt est arrêté par l’Unité permanente anticorruption (UPAC) et accusé de fraude, de complot, d’abus de confiance, de corruption dans les affaires municipales, de recyclage des produits de la criminalité et de gangstérisme.
Les autorités le soupçonnent alors d’avoir volé des dizaines de millions de dollars aux Lavallois.
Les millions du maire
9 mai 2013. Dans une salle d’interrogatoire du quartier général la Sûreté du Québec, Gilles Vaillancourt est cuisiné par un enquêteur le jour de son arrestation.
« Vous avez ramassé des millions, M. Vaillancourt », lui dit l’enquêteur.
« Monsieur, vous êtes très choquant », rétorque, défiant, le politicien qui a démissionné quelques mois plus tôt.
« La Suisse, le Panama, le Liechtenstein, ça nous permet d'obtenir des renseignements sur des personnes, au pays, qui ont ouvert des comptes », ajoute le policier pour mettre de la pression.
Celui qui est à la tête du complot n’avoue rien ce jour-là.
Ce que ne savaient pas les enquêteurs du Québec, c’est que les autorités suisses ont une longueur d’avance sur eux dans la traque aux millions volés aux Lavallois.
Depuis plusieurs mois, ils épluchent les comptes bancaires du maire Vaillancourt... un client de longue date.
Un caribou en Suisse
11 mai 1987. Gilles Vaillancourt est un politicien puissant qui dirige Laval à titre de président du comité exécutif.
Mais lorsqu’il ouvre un compte à la banque Julius Baer, à Genève, il se présente comme un simple commerçant. Ce compte bancaire secret en Suisse est le premier du politicien qui régnera sans partage sur Laval de 1989 à 2012.
Il choisit aussi un nom de code bien québécois pour recevoir de l’argent en toute discrétion : Caribou.
Ces informations proviennent d’une vaste enquête menée en Suisse de 2012 à 2018 et dont ''Enquête'' a obtenu copie d’une source confidentielle.
Les milliers de pages de documents bancaires confidentiels révèlent que Gilles Vaillancourt dissimulait de l’argent grâce à un système sophistiqué de comptes bancaires en Suisse et de compagnies-écrans incorporées au Panama et au Liechtenstein, des pays réputés pour leur opacité.
En 2016, lorsqu’il plaide coupable à des accusations de fraude, de complot et d’abus de confiance, Gilles Vaillancourt remettra aux autorités quelque 7 millions de dollars qu’il avait cachés au fil des ans dans des banques suisses.
Étonnamment, l’enquête suisse révèle que les sommes qu’il remet aux autorités sont du vieil argent, amassé avant 1995, soit avant les crimes pour lesquels il a été accusé.
Et il ne s’agit pas de la seule trouvaille des enquêteurs : Gilles Vaillancourt n’est pas le seul Lavallois à posséder des comptes de banque en Suisse.
L’avocat aux multiples comptes bancaires
18 mars 2013. Pierre Lambert, un avocat bien connu de Laval, est assis dans une petite salle au centre-ville de Montréal. Devant lui se trouve une montagne de billets de banque.
Des enquêteurs de la commission Charbonneau (Commission d'enquête sur l'octroi et la gestion des contrats publics dans l'industrie de la construction) comptent les liasses d’argent. Il y en a pour plus de 700 000 $. Il s’agit des restes de la caisse occulte du parti politique de Gilles Vaillancourt que Me Lambert stockait, illégalement, dans un mini-entrepôt de Laval.
De l’autre côté de l’Atlantique, Pierre Lambert est aussi dans la ligne de mire des autorités suisses. On le soupçonne de faire du blanchiment d’argent et de la corruption.
En 2006 et 2007, Pierre Lambert a fait quatre versements de 200 000 $ à une obscure société du Panama : Sodenvir.
Sodenvir est une société du Panama qui appartient à Gilles Vaillancourt.
Un autre document, datant de 1993, montre aussi un versement de 130 000 $ à un compte de banque dont le nom de code est Caribou… le compte de Gilles Vaillancourt.
Les liens entre Pierre Lambert et Gilles Vaillancourt en Suisse se seraient étalés sur des années.
Joint au téléphone par ''Enquête'', Me Lambert a refusé de répondre à nos questions, invoquant le devoir de confidentialité de l’avocat.
Par l’entremise de son avocat, Pierre Lambert affirme qu’il ne connaissait pas nécessairement l’identité des détenteurs des comptes et l’objet des transactions en question.
Gilles Vaillancourt, lui, n’a pas donné suite à nos demandes d’entrevue.
En mai 2013, Pierre Lambert est aussi arrêté par l’UPAC dans un vaste coup de filet contre l’organisation de Gilles Vaillancourt. L’avocat est notamment accusé de recyclage des produits de la criminalité et d’avoir comploté avec l’ancien maire de Laval pour commettre des fraudes.
« Êtes-vous l'artisan du système? Est-ce que c’est vous qui avez mis en place le système d'argent?, lui demande un enquêteur le jour de son arrestation », selon l’enregistrement vidéo de l’interrogatoire de l’avocat obtenu par ''Enquête''.
« Est-ce que vous placiez cet argent-là dans des comptes offshore? Vous gériez des porte-monnaie? Où est l'argent? Je ne peux pas être plus clair que ça. », a dit un enquêteur de l'UPAC.
Ce jour-là, Pierre Lambert gardera le silence et plaidera non coupable aux accusations.
À ce moment, l’UPAC ignore que les enquêteurs suisses scrutent les comptes de Pierre Lambert.
Le condo des Vaillancourt en Floride
17 juillet 2006. La femme de Gilles Vaillancourt achète un condo au Tropicana, un immeuble situé au bord de la mer, à Miami, Floride.
Le vendeur est une obscure compagnie des Bahamas : Florim.
Les enquêteurs suisses ont découvert que la mystérieuse compagnie Florim a par la suite transféré un montant équivalent au prix du condo vers le compte d’un avocat suisse de Gilles Vaillancourt, puis vers un compte bancaire de l’avocat Pierre Lambert, toujours en Suisse.
« Si la propriété du condo était celle de M. Vaillancourt par une personne interposée, l’argent part de la poche gauche et va à la poche droite, explique Michel Picard, ex-analyste aux renseignements criminels à la GRC et expert en criminalité financière. Une des suggestions qu’on pourrait faire, c’est que le maire Vaillancourt s’est détaché d’un actif pour le mettre au nom d’une personne. Donc, s’il est poursuivi, l’actif est inattaquable ».
Cette propriété, qui vaut aujourd’hui environ 1 million de dollars, n’a pas été remise aux autorités lorsque Vaillancourt a plaidé coupable.
« Ça s’est fait à mon insu » - Michel Collins, urbaniste
23 février 2009. Un urbaniste québécois est à Genève, en Suisse, pour ouvrir un compte à la banque Clariden Leu avec l’aide de l’avocat Pierre Lambert.
Lors de l’ouverture du compte, Michel Collins octroie une procuration à Pierre Lambert.
« Me Lambert est la personne qui m’a fait une recommandation pour pouvoir ouvrir un compte de banque. C’est tout. C’est la seule intervention de Me Lambert », explique Michel Collins, un urbaniste qui a obtenu de nombreux mandats de la Ville de Laval au cours de sa carrière. Il nous explique que Pierre Lambert était son avocat personnel à l’époque.
Les enquêteurs suisses remarquent un dépôt suspect de 250 000 $ dans le compte bancaire de Michel Collins, trois mois après son ouverture.
Les sommes sont envoyées par Christian Jacquemoud, l’avocat genevois de Gilles Vaillancourt. Intriguée, la justice suisse demande plus d’informations sur ce versement.
Me Jacquemoud, qui est aujourd’hui décédé, affirme dans un document officiel que l’argent appartient au maire Vaillancourt.
Joint par ''Enquête'', Michel Collins nie catégoriquement avoir reçu de l’argent appartenant à Vaillancourt.
« J’ai jamais eu ça. Jamais, jamais, jamais. C’est impossible, c’est impossible. J’ai jamais fait d’affaires avec M. Vaillancourt, jamais. », a affirmé l’urbaniste.
Selon M. Collins, ce montant se serait retrouvé dans son compte bancaire sans sa connaissance. Ça s’est fait à mon insu, totalement, dit-il.
Michel Collins et Pierre Lambert n’avaient pas seulement une relation en Suisse.
À la même époque, Michel Collins et sa firme d’urbanistes ont décroché plusieurs mandats dans le cadre de la construction du pavillon lavallois de l’Université de Montréal et de la Place Bell, un amphithéâtre ultramoderne situé au cœur du nouveau centre-ville de Laval.
Le porte-parole et représentant juridique des organismes paramunicipaux qui pilotent ces deux projets était l’avocat Pierre Lambert.
Dans une lettre du 14 octobre 2009, obtenue par ''Enquête'', Michel Collins écrit d’ailleurs directement à Pierre Lambert pour obtenir un mandat dans le cadre de la construction de la Place Bell. Une semaine plus tard, l’urbaniste utilise son compte en Suisse pour transférer 10 000 $ à Pierre Lambert.
Dans une lettre qu’il nous a fait parvenir, M. Collins affirme n’avoir jamais versé d’argent « tenant lieu de commission » en lien avec des contrats avec la Ville de Laval ou dans l’objectif d’obtenir de tels contrats.
« Vous savez, le conflit d'intérêts a ceci de particulier : on n'a pas nécessairement à prouver qu'il y a eu réellement conflit d'intérêts. L'apparence de conflit d'intérêts est tout aussi grave que le conflit d'intérêts en soi », explique Me Jean Lanctot, spécialiste du droit professionnel.
Les millions de Pierre Lambert
4 juillet 2016. Après près de quatre ans d’enquête, les Suisses ont découvert que Pierre Lambert est au centre d’un réseau de comptes bancaires secrets où transitent des millions de dollars au profit de riches Lavallois.
Il y contrôlait 5,5 millions de dollars dans trois comptes de banque, gelés par les autorités le temps de l’enquête.
Les enquêteurs remarquent aussi que l’avocat lavallois alimente ses comptes suisses avec de l’argent en provenance des Bahamas, un autre paradis fiscal.
Dans sa lettre, Pierre Lambert affirme que les transactions faites à l’étranger sont justifiées par sa pratique d’avocat d’affaires.
Les documents obtenus par ''Enquête'' montrent toutefois que les comptes utilisés par Pierre Lambert en Suisse sont des comptes personnels.
« Ce n'est pas possible d'ouvrir un compte en fidéicommis d'avocats en Suisse pour un avocat du Québec », explique Me Sylvie Poirier, spécialiste en droit professionnel.
« Quand tu utilises ton compte personnel, quelque part, ça implique l’individu lui-même. À ce moment-là, ça porte notre intérêt encore plus à fouiller sur la nature des transferts qu’il a faits. », a mentionné Michel Picard.
L’enquête suisse révèle un autre fait surprenant : Pierre Lambert faisait des affaires avec un autre maire de Laval.
Le maire Claude Lefebvre et son fils
6 décembre 2012. Dans un reportage coup de poing, l’émission ''Enquête'' lève le voile sur la longue histoire des soupçons de corruption entourant les maires de Laval.
En entrevue, Claude Ulysse Lefebvre, maire de Laval de 1981 à 1989, nie catégoriquement avoir un compte de banque en Suisse pour cacher des pots-de-vin.
« Écoutez, si vous avez des preuves, mettez-les là. Vous allez comprendre qu’à ce moment-là, je suis coupable de fraude », répond M. Lefebvre au journaliste Christian Latreille.
Près de 10 ans plus tard, les documents bancaires secrets obtenus par ''Enquête'' montrent qu’au moment de cette entrevue, Claude Lefebvre détenait bel et bien de l’argent en Suisse, au nom d’une fondation incorporée au Liechtenstein : BOW Foundation.
Ce compte de banque a été ouvert en 1985, quelques semaines seulement avant son élection, pour un deuxième mandat à la mairie de Laval.
Au début des années 2000, Claude Lefebvre y détenait près de 1,5 million de dollars.
Qui gérait les avoirs du maire Lefebvre en Suisse? Nul autre que Pierre Lambert. Les documents bancaires suisses montrent que c’est l’avocat lavallois qui donnait les instructions de retraits aux banquiers. Les principales sorties de fonds sont d’ailleurs dirigées vers son propre compte en Suisse. Plus de 600 000 $ entre 2002 et 2010.
M. Lefebvre a fermé définitivement ce compte bancaire deux semaines après la diffusion de son entrevue à l’émission ''Enquête''.
Des centaines de milliers de dollars sont alors transférés vers une autre banque suisse au bénéfice de son fils Daniel, un autre politicien lavallois. Daniel Lefebvre s’est présenté sans succès à deux reprises à la mairie de Laval contre Gilles Vaillancourt, dont il était un farouche opposant.
Daniel Lefebvre a accepté de rencontrer l’équipe d’''Enquête'' à sa résidence, mais sans caméra. Il nie avoir reçu de l’argent de son père en Suisse.
« Je n’ai jamais reçu d’argent de mon père. (...) Si il a de l’argent en Suisse, je te jure qu’elle est encore là. Et moi, je ne suis pas au courant. », précise Daniel Lefebvre.
Le lendemain au téléphone, Daniel Lefebvre dit finalement avoir reçu de l’argent de la fondation BOW du Liechtenstein, mais précise qu’il ignorait que ces fonds appartenaient à son père.
La Suisse demande l’aide du Canada
5 août 2016. Des policiers de la Sûreté du Québec filent vers Ottawa. Leur mission : récupérer deux boîtes au Service d'entraide internationale du ministère canadien de la Justice.
Il s’agit de la preuve accumulée depuis 2012 par les Suisses.
Depuis l’Europe, la justice helvétique n'arrivait pas à prouver que les fonds qui transitaient par les comptes de Gilles Vaillancourt et de Pierre Lambert étaient le produit d’une activité criminelle. Puisque les deux hommes sont accusés au Québec, les Suisses ont décidé de s’en remettre aux autorités canadiennes pour suivre la trace de l’argent.
« Il apparaît opportun de réunir les enquêtes suisse et canadienne, notamment par économie de procédure et par souci de célérité », indique une lettre obtenue par ''Enquête'', envoyée par la justice suisse au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).
« Au vu de l'ensemble des circonstances, le Canada est plus à même de connaître l'ensemble de l'affaire. La délégation de la poursuite au Canada permettra ainsi la poursuite des actes de corruption présumés et en particulier les actes de blanchiment, dont les infractions préalables ont été commises au Canada », ajoute-t-on.
Le DPCP a refusé la délégation de la poursuite contre Gilles Vaillancourt. La raison : l’ex-maire de Laval avait entamé des pourparlers pour plaider coupable et avait accepté de remettre son trésor de 7 millions de dollars caché en Suisse.
La délégation de la poursuite est cependant acceptée pour Pierre Lambert.
Or, quelques mois plus tard, le DPCP met fin aux procédures à son encontre en raison des trop grands délais écoulés.
Les comptes de Pierre Lambert, où il contrôlait 5,5 millions, sont finalement dégelés fin 2018. Les informations sensibles colligées par les Suisses sont tablettées. Il n’a pas eu de suite à cette enquête.
Le Directeur des poursuites criminelles et pénales a refusé la demande d’entrevue d’''Enquête''.
La chasse au trésor n’est pas terminée
2021. Le maire sortant de Laval et son équipe ont réussi à récupérer 50 millions de dollars volés durant l'ère Vaillancourt à Laval. Marc Demers est malgré tout convaincu qu’il y a encore de l’argent caché.
« J'ai une opinion qui est bien personnelle. Je pense qu'on peut penser que les conséquences se traduisent en termes de centaines de millions », dit-il.
À la lumière des informations révélées par ''Enquête'', la Ville évalue tous ses recours, notamment contre Gilles Vaillancourt.
« On va étudier ça de façon détaillée et s'il y a des recours qui sont réalistes et qu’on a de bonnes chances de succès, on va les intenter. Ça, vous pouvez compter sur moi », soutient Me Simon Tremblay, le directeur principal du Service des affaires juridiques à la Ville de Laval.
« Je vous dirais, ça serait un beau cadeau qu'on trouve d'autres argents qu’il ne nous a pas révélés. », explique Marc Demers.