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Un projet de loi qui démontre, « encore une fois », l’existence du racisme systémique

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Camille Laurin-Desjardins

2020-12-14 14:15:00

L’avocat Jean-François Bertrand voit le projet de loi qui autorisera les familles d’enfants autochtones disparus à obtenir des réponses comme un pas dans la bonne direction.
L’avocat Jean-François Bertrand.
L’avocat Jean-François Bertrand.
Le nouveau ministre québécois des Affaires autochtones, Ian Lafrenière, a déposé mercredi à l’Assemblée nationale le projet de loi 79, « autorisant la communication de renseignements personnels aux familles d’enfants autochtones disparus ou décédés à la suite d’une admission en établissement ».

Cette loi vise à donner des réponses à des dizaines de familles autochtones qui ont perdu la trace de leur enfant dans les années 1960, 1970 et 1980, après qu’il a été transféré dans un établissement pour un problème de santé, par exemple.

Droit-inc a discuté de cette nouvelle initiative avec l’avocat Jean-François Bertrand, spécialisé en droit autochtone – c’est d’ailleurs lui qui représente la famille de Joyce Echaquan, cette femme attikamekw morte dans des circonstances troublantes à l’hôpital de Joliette, en septembre.

Droit-inc : Essentiellement, le projet de loi prévoit que les familles pourront être assistées par le ministre des affaires autochtones dans leurs recherches auprès des établissements… Est-ce que c'est une bonne façon de répondre à la demande?

Jean-François Bertrand : Je pourrais commencer en disant que c’est un peu anormal qu’on soit obligé, en 2020, d’adopter de telles lois pour favoriser l'accès à des renseignements, qu’on a par ailleurs le droit d’obtenir en tant que père, mère ou proche d'un enfant disparu ou mort…

Alors ça démontre qu'il y a toujours et encore une problématique pour ces familles d’enfants autochtones disparus ou décédés, de pouvoir avoir accès à l'ensemble des informations pertinentes, pour pouvoir établir la cause du décès, les circonstances, etc.

Plus largement, c'est une réponse du gouvernement du Québec à une demande qui a été faite lors de l’Enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA). Il y a eu un rapport complémentaire produit par la commission de l'enquête, qui s’applique vraiment au Québec. La commission demandait au gouvernement du Québec de remettre aux familles autochtones toutes les informations dont ils disposent concernant les enfants qui leur ont été enlevés à la suite d'une admission dans un hôpital, etc.

On veut donc simplifier le processus, qui est très complexe pour les Autochtones. Plusieurs situations comme celles-là ont été dénoncées dans les années antérieures, on parle de cas d'enfants disparus depuis 40,50,60 ans… Vous comprendrez certainement qu'un père ou une mère, ç’a beau fait 60 ans que son enfant est disparu, jusqu’à sa mort, il va continuer à le chercher.

Évidemment, lorsque ces gens commençaient à s'adresser aux hôpitaux, ils n'avaient pas d’informations qui leur étaient données, ou elles étaient tellement parcellaires, que des fois, on n'était même pas capables de retrouver la trace de l’enfant. On savait qu'il avait été admis à l'hôpital, mais après, on ne savait plus où il était. Personne n'était capable d'éclaircir ça.

Il y a de nombreuses situations comme celles-là qui ont fait l’objet de témoignages, que ce soit devant la commission de l’ENFFADA ou la Commission Viens. On parle même de cas où des enfants auraient été transportés à l’extérieur du Québec, probablement confiés en adoption.

Ce sont tous des cas comme ça, ou ça nécessitait – je le dis bien : malheureusement – une intervention par une loi pour baliser et encadrer tout ça, pour faire en sorte que les gens qui recherchent leur enfant puissent avoir accès à toute l'information pertinente, et ne pas se faire dire : « ah, écoutez, on ne trouve pas ça, ça fait trop longtemps »... alors qu'on ignore si la personne a réellement cherché.

Le ministre va être un accompagnateur dans ces demandes-là.

On parle essentiellement d'enfants autochtones disparus après avoir été confiés à des établissements de santé?

Oui, et à des congrégations religieuses, également… Comme on le sait, dans les années antérieures, il y a eu beaucoup d’enfants qui ont été enlevés de leur communauté et envoyés dans des pensionnats, dirigés par des congrégations religieuses, où on cherchait à – je n'aime pas le terme, mais c'est celui-là qui était employé – les « blanchiser », on voulait leur faire perdre leur culture…

Il y a eu plusieurs cas dans les années 1960, on appelle ça le « Sixties Scoop » (NDLR : la rafle des années 1960). Une mère autochtone accouchait à l'hôpital, et on lui disait que l’enfant était décédé pendant l'accouchement, et en réalité, il était envoyé pour adoption dans des familles blanches… Il y a eu des recours collectifs intentés là-dessus, au Canada et même au Québec.

C'est un peu pour répondre à l'ensemble de ces situations-là, pour permettre aux familles de mettre un point final à ce cauchemar qu’ils ont vécu, ignorant où leur enfant est rendu, ou, si l'enfant est décédé, ignorant exactement de quoi il est décédé.

On parle de combien de personnes, selon vous?

Je serais incapable d’estimer un chiffre… Mais si tout le monde qui avait vécu une telle situation se présentait sous l’égide de la loi, on parlerait de milliers de cas à travers le Québec.

Vous allez peut-être trouver ma question naïve… mais pourquoi avait-on besoin d’un projet de loi pour ça?

C'est vraiment en lien avec le fait qu’on voit toujours et encore qu'il y a un problème, lorsque ce sont des familles autochtones qui s’adressent aux hôpitaux…

C'est un autre exemple, comme dans le dossier de Mme Echaquan... Lorsqu’on parle de racisme systémique, que le gouvernement Legault refuse toujours de reconnaître… ça, c’en est un autre exemple.

On ne dit pas que les gens, individuellement, sont racistes... Mais on dit que le système mis en place a contribué à établir, justement, un racisme systémique.

Pourquoi ce projet de loi s'applique-t-il aux familles autochtones, et n’est pas généralisé à toutes les personnes ayant des enfants disparus ou décédés? Parce que le problème se vit du côté des Autochtones, et non pas chez les Blancs et les autres origines ethniques composant le Québec.

Pas plus tard que la semaine dernière, j'ai eu un appel d’un membre d'une communauté autochtone, dont un membre de sa famille est décédé, pas de la COVID, mais dans le contexte de la COVID, ou l'accès aux proches est plus difficile... Et ils ne sont toujours pas capables, quelques mois après le décès, parce que c'est arrivé en mai – ici, on parle d’une personne adulte, donc ils ne pourraient pas avoir recours à la loi –, de savoir exactement de quoi leur proche est décédé. On leur dit : « écoutez, on ne peut pas parler à n'importe qui… la seule à qui on va parler, c'est sa mère. »

La mère ne parle ni le français ni l'anglais. C'est une aînée, elle est fragile à tous les niveaux, émotivement, parce qu'évidemment, elle a perdu un de ses enfants... Et elle ne se sent pas capable d’aller toute seule à l'hôpital, elle a peur de ne pas comprendre, donc elle demande d'être assistée d'un autre de ses fils, et on refuse. Alors voyez-vous, encore cette problématique là!

Je fais quand même pas mal de domaines de droit, dans ma pratique, et je n'entends pas ça de la part de familles blanches!

C'est donc un autre exemple de problème dans le système en tant que tel…

Je salue M. Lafrenière depuis qu’il a été nommé ministre, ça fait déjà quelques projets de loi... Je vois vraiment qu'il y a une bonne volonté derrière tout ça. J’ai souvent dénoncé l’inaction gouvernementale, ça fait quand même 30 ans que je pratique le droit, et là-dessus, 23 ans que je fais du droit autochtone. Et j’en ai vu des situations, où tu te dis : ça n'a pas de bon sens que ça arrive encore!

Donc je salue l’initiative du ministre, et je l’encourage d'ailleurs à aller de l’avant avec les 142 recommandations du rapport de la Commission Viens, et toutes celles concernant l'ENFFADA qui s'appliquent précisément au Québec, et qu'il mette ça en branle.

Je sais qu’ils ont déjà commencé, d'ailleurs… mais il faut que ça aille plus vite, et il faut que l’ensemble des recommandations puisse être mis en place, dans le délai le plus rapide possible. Sinon, ça ne donne rien de tenir de telles enquêtes...

Ce projet de loi découle d’une première tentative infructueuse d’annexer ces dispositions dans un autre projet de loi (modifiant la Loi sur la pharmacie), l’an dernier… qui avait soulevé la colère des communautés autochtones…

Nonobstant l'origine de l'amendement, ça répond quand même à une demande de l'ENFFADA, d'une part, et surtout à une problématique qui est encore omniprésente… si on juge nécessaire de faire une loi, c'est qu'on reconnaît qu’il y a un problème.

C'est une bonne chose que ce soit une loi autonome, plutôt que de le fondre dans la révision d'une autre loi.

Mais évidemment, avant même la commission d'enquête, ça fait des années, des décennies, que les Autochtones, soit directement, soit par entremise de leur conseil de bande, soit par l'entremise de leurs avocats, dénoncent ça! Comment ça se fait qu'on n'est pas capable d'avoir des réponses à des questions pourtant légitimes et essentielles?!

Et si on lit sur les étapes du deuil, il y en a une qui est l’acceptation, la dernière, à la fin. Et souvent, l'atteinte de cette étape est impossible tant que tu ne connais pas les causes et les circonstances réelles du décès de la personne…

C'est la pire affaire, de ne pas savoir. C'est un peu la situation que vit présentement la famille Echaquan : on ne sait pas encore, tant et aussi longtemps que la cause n'aura pas été divulguée par le coroner… Tant que la famille ne connaît pas la cause, elle n'est pas capable de passer à la prochaine étape et de continuer à vivre son deuil.


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