Mike Ward en Cour suprême: des avocats se mouillent!
Mathieu Galarneau
2019-11-29 15:00:00
Le jugement de la Cour d’appel a été soutenu par les juges Claudine Roy et Geneviève Cotnam, mais a été fortement marqué par la dissidence soutenue sur une quarantaine de pages de la juge Manon Savard.
Qu’en pense la communauté juridique? Droit-inc a fait un tour d’horizon.
Mark Bantey, associé chez Gowling
Je suis plutôt d'accord avec l'opinion dissidente de la juge Savard. Fondamentalement, le tribunal de première instance avait trouvé qu'il n'y avait pas eu de discrimination comme telle, au sens de la loi. Je vois mal comment la Cour d'appel peut renverser ce constat.
Je trouve ça assez dangereux lorsque les tribunaux commencent à discuter du bon et du mauvais goût de commentaires. Oui, il y a une loi contre la discrimination, oui, il y a une loi contre la diffamation, mais il n'y a pas de loi contre le mauvais goût. L'opinion de la majorité est bien raisonnée, mais je ne suis pas d'accord avec cette position.
Je ne sais pas si la Cour suprême va le prendre, mais personnellement, j'espère qu'elle se penchera là-dessus. C'est une belle question et les deux opinions sont très bien motivées. Ce serait très utile que la Cour suprême se penche là-dessus parce que ce sont des enjeux très sérieux.
Christian Leblanc, associé chez Fasken
Il y a un léger danger de glissement pour la liberté d'expression en essayant de contrôler le discours par le biais de la discrimination. Je pense que ça aurait dû être la Cour supérieure, dans le cadre d'une action en diffamation, qui se penche sur ce cas. En matière de liberté d'expression, il faut appliquer les bons critères. Il faut prendre les propos dans leur contexte.
Je pense qu'on devrait mettre en opposition la liberté d'expression contre le droit à l'honneur et à la réputation. Ça ne se fait pas normalement devant le tribunal des droits de la personne qui n'a pas juridiction pour autre chose que la discrimination.
Évidemment, on n'est pas insensible. Je peux comprendre que M. Gabriel ait souffert relativement à ce qui s'est dit. Mais le forum devant lequel cette affaire-là a été tranchée, le Tribunal des droits de la personne, et le droit qu'on a invoqué, ne sont pas la bonne façon d'aborder un sujet de la sorte.
Ce serait une bonne chose que la Cour suprême puisse se pencher sur l'interrelation entre un discours qui pourrait être discriminatoire et une atteinte à la réputation. Ce serait intéressant d'avoir l'éclairage de la plus haute cour du pays là-dessus. La juge Savard cite même la Cour suprême dans sa dissidence: on ne peut jamais agir avec discrimination, mais ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas s'exprimer avec discrimination avec certaines limites. Il faut être très prudent en matière de discrimination.
Voyez Me Leblanc en entrevue à Radio-Canada:
Karim Renno, associé chez Renno Vathilakis
Je serais surpris que la Cour suprême accepte d’entendre la cause. La permission d'appeler pourrait être accordée seulement si la Cour pense qu'il est temps de l'adresser étant donné le contexte social plus général, et non juste la cause de Mike Ward.
Techniquement, peut-être qu'on aurait dû procéder par un recours en diffamation. Le problème, c'est qu'au Québec, on n'accorde pas des gros montants. Jérémy Gabriel n'a obtenu que 35 000 $. Faire le processus de la Cour supérieure à la Cour suprême, ça coûte facilement plus que 35 000 $. L'avantage ici, c'était que la Commission des droits de la personne était demanderesse. D'un point de vue social, ce serait dire au demandeur qu'il ne peut pas s'adresser aux tribunaux si on lui disait de le faire personnellement.
Ce n'est pas non plus une cause de diffamation ordinaire, pas comme si Mike Ward aurait dit « Karim Renno est un épais ». Il faisait des blagues sur quelqu'un qui a clairement un handicap reconnu. Les jokes, peu importe ce qu'on en pense, portaient réellement sur son handicap.
Comme juriste qui défend souvent la liberté d'expression, en lisant la décision de la juge Savard, je me trouve en accord avec sa dissidence. Ceci étant dit, le jugement ne me choque pas.
L'avocat de Mike Ward a pris la bonne stratégie, soit de rendre la cause plus grande que lui. Tu ne convaincras jamais la Cour suprême d'entendre une cause en disant « la cause est injuste pour moi », il faut qu'elle voie que la cause soit plus grande que le cas particulier. Il a fait un excellent travail, et je n'ai rien à redire sur la stratégie.
Julius Grey, avocat de Mike Ward, en entrevue au Téléjournal 18h de Radio-Canada
C’est un jugement mitigé. On a accueilli notre appel avec dépens pour retrancher la condamnation en faveur de la mère du jeune homme. On a rejeté leur appel pour avoir plus d’argent et on a rejeté notre appel contre le garçon.
C’est une défaite assez importante sur les limites de la liberté d’expression, mais nous allons porter ce point en appel.
Il peut y avoir des limites à la liberté d’expression. Par exemple, un artiste qui dévoile des secrets d’État sur scène au théâtre.
Au Canada, en ce moment, avec la rectitude politique, on diminue l’importance de la liberté d’expression à un point dangereux, et on augmente le droit à l’égalité, mais mal interprétée. Je ne pense pas que Mike Ward a porté atteinte à l’égalité. Au pays, nous avons un équilibre entre les deux qui n’est pas le bon et nous nous efforcerons à le rétablir.
Mike Ward a fait ces blagues pour s’attaquer aux vaches sacrées de notre société. Il n’y avait pas seulement le garçon visé. Je crois qu’il est important pour les humoristes, les artistes, de pouvoir attaquer les vaches sacrées de la société.
Stéphanie Fournier, avocate de Jérémy Gabriel, en entrevue avec Radio-Canada
« On a porté atteinte à son droit à l’honneur, à la dignité et à l’égalité en raison de son handicap. (...) Essentiellement, le débat, c’était de déterminer si la liberté d’expression pouvait justifier les propos de Mike Ward », a résumé Me Fournier, qui défendait Jérémy Gabriel.
« Aucun de ces deux droits n’a préséance sur l’autre. C’est un exercice d’équilibre qui doit donc être fait. »
« Dans tous les cas, on ne dit pas : un humoriste ne peut plus rire de personne. (...) Mais l'humour ne peut pas servir de paravent à une conduite discriminatoire. La décision de l’appel, ce n’est pas de censurer tous les humoristes, c’est de pondérer. »