30 bougies pour le Tribunal des droits de la personne
Mathieu Galarneau
2020-02-10 10:15:00
Au menu de la journée, on retrouve des sujets brûlants d’actualité comme l’exploitation des aînés et le profilage discriminatoire. Pour faire le tour de cette journée et un état des lieux du Tribunal, Droit-inc s’est entretenu avec la présidente du Tribunal, la juge Ann-Marie Jones.
L'idée de cette journée de colloque pour souligner les 30 ans du Tribunal est venue comment?
On en a fait un pour les 25 ans et maintenant un pour les 30 ans. On le fait en partie pour le rayonnement du tribunal, pour qu'il soit plus connu, mais aussi pour pouvoir discuter de grands sujets qui touchent les droits de la personne, ce qui est dans l'actualité, c'est pour ça que ces thèmes ont été choisis.
Vous avez d'ailleurs des invités d'envergure pour ce colloque, comme le juge à la retraite Clément Gascon.
Effectivement, il donnera la conférence inaugurale. Il faut se rappeler que le juge Gascon a écrit l'opinion de la majorité dans le dossier de la prière à Saguenay. En matière de droits fondamentaux, c'est quelqu'un qui a beaucoup écrit. Il connaît assez le tribunal, comme ce dossier a passé par chez nous en première instance.
On se retrouve, après 30 ans, avec quel genre d'enjeux devant le Tribunal?
La Commission reçoit environ 2000 plaintes par année. Mais l'an dernier, au Tribunal, on nous a déposé 81 recours. Nous voyons des augmentations en ce qui concerne l'exploitation des aînés. L'accès aux lieux publics pour les personnes victimes d'un handicap également.
On a aussi une hausse de dossiers en ce qui concerne les propos discriminatoires, qui peuvent aller jusqu'au harcèlement. Si c'est répétitif, le Tribunal peut en venir à la conclusion que ça constitue du harcèlement. On vient d'ailleurs de rendre un jugement justement sur quelqu'un qui a traité un monsieur Noir de « singe », le 21 janvier dernier. L'homme a dû payer 10 000 $ à sa victime.
Croyez-vous que les décisions que rend le Tribunal, au final, donne le pouls du climat social au Québec?
De certains enjeux sociaux, oui. Si on parle de l'exploitation des personnes âgées, par exemple, il y en a de plus en plus avec le vieillissement de la population. On a condamné un entrepreneur véreux, appelons-le comme ça, qui soutirait de l'argent d'une dame âgée disant vouloir faire des rénovations sur sa maison. Mais il lui a volé des centaines de milliers de dollars alors que l'architecte soutenait que les travaux avaient été mal faits et que ça valait au plus 9000 $.
Ce qui est intéressant dans ce jugement, de ce qu'a relevé le juge, c'est que la dame de 87 ans se rendait à sa banque retirer des montants importants en liquide, ce qu'elle ne faisait pas avant. Une caissière était tellement inquiète qu'elle a suivi la dame pour voir ce qu'elle faisait à l'extérieur. Elle l'a vu remettre cet argent-là à un jeune homme dans la trentaine. La banque a demandé à la dame pourquoi elle retirait autant d'argent, et ayant eu la réponse des rénovations sur la maison, la banque ne s’est jamais plus inquiété de ça. Le juge termine son jugement en soulignant que la banque aurait dû se rendre compte de ces changements d'habitudes de retrait. Cette dame a retiré en 18 mois au-delà de 100 000 $ en argent comptant, alors qu'elle retirait environ 1000 $ par mois avant. Il faut que les institutions bancaires soient à l'affût.
Alors, dans ce sens-là, effectivement les dossiers qu'on entend sont toujours des sujets d'actualité.
Vous allez terminer la journée avec une table ronde sur le profilage discriminatoire, composée d'une représentante du SPVM, du militant pour le droit des minorités visibles Will Prosper et d'un conseiller en services parajudiciaires autochtones. Pourquoi avoir choisi ces intervenants?
On a tenté d'avoir un spectre assez large pour parler de ce phénomène. Nous avons beaucoup de dossiers avec le SPVM en matière de profilage, qui peut être racial, social (itinérance) ou politique (manifestations).
J'ai rendu un jugement de 119 pages au mois de décembre qui concerne le profilage racial mais aussi la question de la santé mentale. J'ai rejeté la plainte au final, mais j'en suis venue à la conclusion que les policiers doivent adapter leurs interventions auprès de gens avec un problème de santé mentale. J'ai jugé dans ce dossier qu'il y avait eu contrainte excessive des policiers en raison du comportement et des réactions de la personne avec le problème de santé mentale.
Comme le SPVM est souvent dans nos dossiers, on a invité M. Éric Soumpholphakdy, Commandant et chef de la section Sécurité routière du Service de police de la Ville de Montréal, qui a travaillé sur le plan stratégique 2018-2021 du SPVM pour lutter contre le profilage. On a aussi invité Will Prosper, fondateur de Montréal-Nord Républik et journaliste, qui dénonce souvent le profilage qui peut être fait par les policiers et les autorités en général. Laurier Riel s'occupe de la ligne d'urgence pour les autochtones en matière d'itinérance et de profilage. Sa présence nous permet de traiter de l'aspect autochtone.
La modératrice, l’honorable Juanita Westmoreland-Traoré, maintenant à la retraite, a été la première juge au Québec à rendre un jugement sur la question du profilage racial.
C'est un panel de discussion pour connaître les points de vue de chacun, mais pour aussi pouvoir discuter et voir ce qui s'est fait au cours des dernières années, pour continuer d'améliorer la situation et voir sur quel sujet ou quel point il faut encore travailler. Ce phénomène touche un grand nombre de personnes dans une société aussi multiculturelle que Montréal.
Au niveau administratif, comment se porte le Tribunal des droits de la personne après 30 ans? Sentez-vous que vous avez les coudées franches et les moyens appropriés pour répondre à votre mandat?
C'est une question difficile à répondre. Nous avons eu une augmentation du nombre de dossiers soumis devant nous au cours des dernières années. En 2019, on a accueilli un cinquième juge. Donc, en général, on a assez de personnel pour répondre au nombre de dossiers que nous avons.
La difficulté, comme dans beaucoup d'autres tribunaux, c'est que les dossiers se complexifient, ce qui fait que les audiences sont plus longues, et provoquent des délais. On essaie de restreindre les délais, mais si un dossier est complexe, il y a de fortes chances d'avoir des requêtes préliminaires, des demandes de remises, ou un certain délai pour préparer les expertises en vue du procès.
Les délais au Tribunal des droits de la personne sont par contre très bons comparativement aux autres tribunaux. À partir du moment où le recours est déposé au Tribunal, le procès est entendu en dedans d'un an, un an et demi. Il faut faire attention que ça ne s'allonge pas trop!
Sentez-vous qu'après 30 ans, le Tribunal a une bonne résonance et est bien connu dans la population générale?
Je suis obligé de vous dire non, mais je vous dirais que ce n'est pas juste le Tribunal. Même des avocats me demandent quels genres de dossiers on entend! Avez-vous entendu parler de Mike Ward peut-être? (rires) C'est un jugement de notre Tribunal. Les gens ont tendance à mettre toutes les cours et tribunaux dans le même panier.
Les jeunes avocats commencent à mieux connaître le Tribunal. Il y a maintenant des cours de droits et libertés à l'université. Ils ne sont pas toujours obligatoires, mais habituellement, les universités vont en offrir un ou deux, puis un cours sur le droit de l'enfant. Ce sont des choses mieux connues qu'avant, tout comme les chartes. La Charte canadienne est bien connue à cause du droit criminel, mais la Charte québécoise est aussi de mieux en mieux connue. La Commission joue bien son rôle d'éducation et de formation.
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