Voyage, vaccin, couvre-feu et droit du travail
Camille Laurin-Desjardins
2021-01-13 15:00:00
On sait maintenant que les voyageurs devront obtenir un test négatif avant de pouvoir rentrer au pays, et qu’ils n’auront finalement pas droit à la Prestation canadienne de maladie pour la relance économique (PCMRE). Mais qu’en est-il des employeurs? Peuvent-ils interdire à leurs salariés les voyages non essentiels? Pourront-ils obliger leur personnel à se faire vacciner?
Droit-inc a épluché plusieurs situations hors du commun qui se présentent actuellement dans le monde du travail, avec Me Arianne Bouchard, avocate principale en droit du travail au bureau montréalais de Dentons.
Droit-inc : Dans quelles mesures un employeur pourrait empêcher ses salariés de faire des voyages qui sont considérés comme non essentiels?
Arianne Bouchard : La règle générale, c'est que malgré le travail, il demeure que les gens ont une vie privée… et normalement, l'employeur n'a pas le droit de venir s’immiscer dans ce qu'un employé fait dans sa vie personnelle – il a toutefois le droit de mettre des limites pour protéger les intérêts légitimes de son entreprise.
Habituellement, pour cette raison, la plupart des employeurs n'ont aucun motif légitime d’empêcher des employés de voyager à titre personnel dans leurs temps libres. Par contre, ici, ce qui est particulier, c'est que le voyage international entraîne une conséquence, qui est une nécessité de s’isoler pendant deux semaines. Donc ça peut avoir un impact sur la capacité de l'employé à fournir sa prestation de travail.
C’est dans cette mesure-là que l'employeur a un droit de regard, pour venir dire à l'employé : « si tu as obtenu une semaine de vacances et que tu veux t'en prévaloir pour faire un voyage non essentiel dans le Sud, je ne peux pas t'interdire cela directement, mais sache que si ta prestation de travail nécessite que tu sois au boulot, en présence physique, le lundi matin suivant, moi, je m'attends à ça, et je n'ai pas à t’accommoder en ce qui concerne l'obligation de quarantaine. »
Donc ce serait seulement dans le cas d'employés qui ne peuvent pas faire de télétravail?
Exactement. Un employé qui est déjà en télétravail à 100%, pour qui il n'y a pas de risque de devoir être soudainement en prestation de travail physique, il ne devrait pas y avoir de problème…
Je pense par exemple au cas des avocats salariés dans un bureau : on ne sait jamais. Oui, la plupart des choses se font par Zoom et autres, en ce moment, les audiences et tout... Mais il reste que certains dossiers peuvent nécessiter une présence physique; il faut en être conscient. Ce n'est pas parce que tu es majoritairement en télétravail qu'il n'y a pas quelque chose qui pourrait faire en sorte que ta présence physique serait requise soit au bureau, à la Cour ou chez un client...
Pour cette raison, je pense que s'il y a un risque que l’employé doive sortir, et donc qu’il ne puisse pas respecter à 100% l'isolement pendant cette période, il ne devrait pas se placer dans cette position-là sans l'accord de l’employeur.
Bon après, c'est certain qu'il faut que l'employeur exerce ces directives de manière raisonnable…
Est-ce qu’un employeur pourrait obliger ses employés à se faire vacciner? C'est quand même assez intrusif…
Oui, c'est assez intrusif, effectivement… surtout qu'il n'y a pas d’ordonnance générale de vaccination qui ait été donnée par le gouvernement. C'est sûr qu'il y a une recommandation que le plus de gens possible soient vaccinés, mais ça demeure à la discrétion des gens, pour le moment.
Dans ce contexte-là, ce serait assez difficile pour un employeur de venir justifier que c'est une condition de travail obligatoire pour pouvoir se présenter au travail, d'être vacciné… Encore une fois, par contre, la pandémie de COVID-19, ce sont des circonstances exceptionnelles, et cela peut venir justifier de limiter les droits individuels. Notamment dans le cas d'autres épidémies, par le passé…
Par exemple, pendant la crise de H1N1, dans les milieux de travail où les gens travaillaient avec une clientèle vulnérable – donc, par exemple, les hôpitaux et les CHSLD –, il y a des employeurs qui ont été justifiés de dire que pendant une certaine période de crise aigüe, les employés qui n'étaient pas vaccinés ne pouvaient pas se présenter au travail, et seraient en congé sans solde pendant cette période.
Donc ça pourrait s’appliquer pour des travailleurs de la santé, par exemple…
Pour le moment, c'est la seule jurisprudence qui existe, dans le cas d’autres épidémies.
C'est sûr qu'on va monitorer la situation, parce que la Loi sur la santé publique permet quand même au gouvernement de venir rendre la vaccination obligatoire pour certains groupes de la population, et même pour la population en général...
À partir de ce que j'ai entendu jusqu'à maintenant, je ne pense pas que ce soit l'intention du gouvernement d'aller là pour le moment... Mais si ça arrivait, ça pourrait venir changer les droits des employeurs, en ce sens.
En vertu du couvre-feu qui est entré en vigueur samedi, quelles obligations reviennent à l’employeur?
Premièrement, c'est certain que les employeurs ont l’obligation de vraiment évaluer leurs besoins, par rapport aux gens qui travaillent pendant les heures de couvre-feu... Il faut que la présence de ces gens sur les lieux de travail, ou encore sur la route, chez les clients, pendant les heures de couvre-feu, soit nécessaire pour accomplir les activités essentielles de l'entreprise.
Par la suite, s’ils considèrent que c’est effectivement nécessaire, ils peuvent garder l'horaire régulier des employés... Évidemment, les mesures sanitaires continuent de s’appliquer.
Par rapport à l'employé en tant que tel, il n'y a pas de documentation obligatoire à donner. Par contre, ce que le gouvernement a véhiculé comme message, c'est que une personne qui va se faire attraper à l’extérieur de sa résidence pendant les heures de couvre-feu va avoir le fardeau de justifier qu'elle tombe sous le couvert d'une des exceptions : une des exceptions, c'est le fait que tu sois en train de te rendre au travail, d'exécuter ton travail ou d'en revenir… Donc dans ce contexte, le gouvernement a mis en ligne un modèle de lettre que l’employeur peut remplir pour venir justifier cela auprès des forces policières.
Bien qu'il n'y ait pas d'obligation formelle, je pense que c'est une bonne pratique que les employeurs offrent cela à leurs employés dans cette situation, et certainement, si un employé en fait la demande, je ne pense pas que ce serait légitime pour un employeur de la lui refuser.
Les employeurs ont aussi l’obligation de collaborer avec les forces policières. Je sais que notamment, des policiers ont appelé des employeurs, pour faire certaines vérifications.
Et en ce qui concerne le télétravail... est-ce que si c'est possible pour les employés de travailler de chez eux, l’employeur est obligé de se plier à cela?
La réponse générale, c’est vraiment oui! Je pense qu'il y a eu un peu d'incompréhension là-dessus, mais depuis le 17 décembre, le télétravail est vraiment obligatoire pour toutes les personnes qui peuvent en effectuer.
La règle générale, c'est que le télétravail est obligatoire, et l'exception, c'est une personne dont la présence physique au bureau est nécessaire pour la continuation des activités. Ça, c'est laissé à la discrétion de l'employeur, de décider si la présence physique est nécessaire pour la continuation des activités, mais c'est quelque chose qui doit être exercé de manière raisonnable, encore une fois.
Si l'employeur n'exerce pas cette discrétion de manière raisonnable, les employés ont des recours. Le ministre du Travail a rappelé (lundi) qu'il avait fait une mise au point avec la CNESST à cet égard-là, que les inspecteurs ont un pouvoir d’intervenir dans des situations comme celles-là. Et s’ils jugent que l'employeur n'a pas exercé sa discrétion de manière raisonnable, alors cela constitue une infraction aux mesures et à la Loi sur la santé et sécurité au travail, et il y a des amendes qui vont pouvoir s'appliquer.
Dans le cas d'un cabinet d'avocats, ça serait dur de justifier qu'il faut absolument être au bureau...
Oui, absolument. Moi, comme beaucoup de gens, je suis en télétravail depuis le mois de mars... Je pense que la grande majorité de notre travail se fait bien, à la maison. Il peut y avoir certains cas exceptionnels qui méritent une présence au bureau... Mais ce n'est pas souhaitable que ce soit une pratique généralisée.
Ce que les employeurs doivent savoir, aussi, c'est que c'est une obligation qui leur est imposée à eux, de s'assurer que tous leurs salariés qui peuvent être en télétravail le sont. Donc, ce n'est pas parce que tous nos employés disent, par exemple : « nous, on est d'accord pour aller au bureau », que l'employeur doit s'en remettre à ça, sans faire d'évaluation pour voir si effectivement, c'est nécessaire ou pas, leur présence...
Parce que malgré le consentement des employés, si un inspecteur de la CNESST arrive sur les lieux de travail et constate qu'il y a bien des gens qui pourraient être en télétravail et qui ne le sont pas, l'employeur expose sa responsabilité pénale…
Ça devrait donc être l'occasion pour les employeurs de revoir leurs politiques à ce sujet…? Parce que, surtout dans les cabinets d'avocats, le télétravail n'était pas nécessairement chose fréquente avant la pandémie…
Absolument. Moi, c’est quelque chose que je recommande vraiment à tous mes clients, d’avoir des bonnes politiques en matière de télétravail. C'est sûr qu'on a fait les choses dans un contexte d’urgence, quand la pandémie est arrivée, au mois de mars dernier... Il y a bien des gens qui se sont ramassés à travailler sur le coin d'une table de cuisine ou sur leur divan, avec les enfants à la maison qui couraient en arrière!
Mais maintenant qu’on voit que le télétravail est certainement là pour rester, en tout cas, partiellement du moins, parce qu'il y a beaucoup de gens qui y ont pris goût... C'est important pour les employeurs de mettre des bonnes politiques de télétravail en place, et d’adapter leurs contrats de travail en conséquence, aussi, pour bien spécifier les droits et les obligations de chaque partie.