Juricomptabilité : des chiffres et des lettres
Jean-Francois Parent
2021-01-29 11:15:00
À la fin des années 1990, alors qu’il fait ses premières armes en participant à des audits financiers, François Filion relate que, « par hasard, on s’est rendu compte qu’il y avait des malversations », et que les comptes de l’entreprise analysée comportaient des irrégularités.
« À 27 ans, me voilà à témoigner pour la première fois devant un juge, avec contre-interrogatoire et tout », relate celui qui s’est joint à KPMG l’automne dernier à titre d’associé, Juricomptabilité et évaluation, après neuf années passées à diriger le bureau montréalais d’Accuracy, une firme de juricomptabilité fondée en France.
Ce fût alors la piqûre. Et depuis, il n’a pas chômé.
Un CV bien garni
Témoin expert dans de nombreux litiges et analyses financières—Papiers Gaspésia, Norbourg, Fondation Fer de lance, Dunkin’ Donuts, Prévost Car, etc.—, François Filion a ainsi présenté ses analyses plus d’une cinquantaine de fois devant les juridictions les plus diverses, allant de la Cour supérieure au TAQ.
Il a également coordonné les travaux de juricomptabilité du Programme de remboursement volontaire présidé par l’honorable François Rolland, qui a permis de récupérer près de 100 millions de dollars dans la foulée de la Commission Charbonneau.
Le PRV, conclu en 2017, fut d’ailleurs un moment fort de sa pratique. Négocier avec d’autres experts sur les sommes à rembourser, selon une dynamique d’analyse financière, s’est avérée une expérience enrichissante.
Outre les enquêtes et litiges financiers, le comptable originaire de Québec se spécialise dans l’évaluation d’entreprises et la quantification des dommages. Les expertises financières, la cybersécurité, la juricomptabilité, la preuve électronique, il fait son pain et son beurre de ces domaines, auxquels s’ajoute notamment l’analyse de la solvabilité et des profits perdus.
« À la base, je suis comptable, mais on doit quand même rester généraliste, et bien comprendre la dynamique financière d’une entreprise », poursuit-il. Et parce que les dossiers se sont complexifiés, requérant diverses expertises, François Filion insiste pour briser les silos, privilégiant une approche par expertise plutôt que par domaine d’intervention.
Les enquêtes
« Quand on lance une enquête, il faut avoir plusieurs têtes qui apportent de l’eau au moulin », poursuit l’expert. C’est de cette façon qu’on peut s’assurer de couvrir tous les angles nécessaires à l’évaluation la plus exhaustive possible, tous les recoins où de l’information peut se cacher. « Le travail d’équipe, et de groupe, est essentiel. »
Si quantifier des dommages et calculer le montant d’une fraude peuvent sembler être des opérations similaires, notamment au niveau de la rigueur et du processus d’investigation, des différences notoires existent, selon le public à qui le rapport final est destiné. « Dresser un état financier, consulté par d’autres experts, n’exige pas le même niveau de préparation qu’un rapport qui servira à un juge. »
Ainsi, lorsqu’on ferraille entre experts et évaluateurs, plusieurs hypothèses sont invoquées, et il s’agit de déterminer la meilleure. « Et la meilleure hypothèse, c’est celle qui est la mieux soutenue. »
Dans un litige, cependant, ces hypothèses doivent être vulgarisées, surtout s’il faut témoigner de son rapport devant un juge. François Filion estime « qu’environ huit dossiers sur 10 se règlent hors cour. Mais pour les deux dossiers qui aboutissent devant le tribunal, le degré de préparation ne sera pas le même. »
Le témoignage
D’abord, on sait que la partie adverse va mener ses attaques sur plusieurs fronts. Si on peut facilement gérer les questions sur la rigueur et les hypothèses utilisées, se préparer à tous les angles d’attaques possibles lors du contre-interrogatoire, devant un juge, exige une préparation supplémentaire.
D’autant qu’il peut s’écouler des mois, voire des années, entre la préparation du rapport et le témoignage. Des faits nouveaux peuvent survenir, qu’il faut intégrer à l’analyse. Et remettre dans leur contexte.
D’où l’importance d’intervenir le plus tôt possible dans un dossier, insiste François FIlion. Surtout s’il fait l’objet d’un litige. « Plus tôt on arrive dans la judiciarisation, mieux c’est. Quand on arrive sur le tard, l’accès aux informations est réduit », et même parfois bloqué. On n’a pas tous les faits, et ce qu’on peut utiliser est restreint, surtout si des interrogatoires ont déjà eu lieu. Sans parler du risque de ne pas pouvoir témoigner sur son rapport.
« Si on peut intervenir à l’étape de la planification du litige, on peut avoir une vue d’ensemble », et ainsi livrer un rapport—et une expertise—d’autant plus efficace.
Une leçon
Il reste que le témoin expert, qui conclut dossier après dossier valant plusieurs dizaines de millions de dollars, le comptable, qui a pignon sur rue sur la Grande-Allée, à Québec, a pu compter très tôt sur une leçon dont il profite encore aujourd’hui.
Appelé à témoigner pour la deuxième fois de sa carrière, alors qu’il avait 30 ans, les choses ne se sont pas tout à fait déroulées comme prévu… Et l’ont forcé à remettre en question la façon dont il abordait sa présence dans une cour de justice. « Je témoignais avec la fougue de mes 30 ans, et je pensais avoir raison », présentant ses analyses avec la certitude de celui qui sait. Tout.
Une attitude que le magistrat n’a vraiment pas appréciée.
Conclusion ? « Le juge m’a remis à ma place... »