La Cour suprême s’attaque à la durée des peines, dont celle d’Alexandre Bissonnette
Radio -Canada
2022-03-21 12:00:00
Le dossier d’Alexandre Bissonnette sera le point culminant d’une semaine chargée, où la Cour suprême sera appelée à redéfinir les peines à infliger aux pires meurtriers au pays, mais aussi aux auteurs de crimes plus mineurs.
Dans la cause la plus attendue, ce jeudi, le plus haut tribunal au pays fera face à une question précise : après avoir plaidé coupable à six meurtres à la grande mosquée de Québec, Alexandre Bissonnette devrait-il attendre 50 ans avant d’avoir accès à la libération conditionnelle, comme le permet une loi adoptée en 2011? Ou pourra-t-il en faire la demande après 25 ans de prison?
Mais la Cour suprême a choisi d’entendre quatre autres causes similaires cette semaine, qui touchent toutes au renforcement des peines qui a eu lieu sous le gouvernement Harper de 2008 à 2012. Il s’agit des peines qui, aux yeux de plusieurs experts, ont un impact particulièrement négatif sur les communautés autochtones au pays.
Mardi, la cour entendra les causes de Jesse Dallas Hills, Ocean Hilbach et Curtis Zwozdesky, pour décider s’ils devaient tous hériter de peines minimales de quatre ans pour leur utilisation illégale d’armes à feu.
Le lendemain, les neuf juges s’attarderont au dossier de Cheyenne Sharma, une femme autochtone qui a transporté deux kilos de cocaïne dans ses valises pour le compte de trafiquants. Aurait-elle dû avoir accès à une peine avec sursis, ou est-ce que le juge devait absolument l’envoyer en prison pour son crime?
Mises ensemble, ces cinq causes permettront à la Cour suprême de déterminer si les peines de prison mises en place sous le gouvernement Harper respectent ou non la Charte des droits et libertés.
« Ce n'est pas un procès criminel, mais c’est un procès constitutionnel pour effectivement juger de ces peines-là », affirme Patrick Taillon, professeur de droit à l’Université Laval.
Lisa Kerr, professeure de droit à l’Université Queen’s, ajoute que l’imposition de peines minimales obligatoires a surtout servi aux « efforts de mobilisation politique » au fil des ans.
« D’autres gouvernements avaient imposé ce genre de mesures auparavant, mais elles faisaient vraiment partie des propositions phares du régime Harper », affirme-t-elle.
Le dossier Bissonnette
La Cour suprême se penchera sur la loi adoptée par les conservateurs en 2011 qui visait l’abolition des « peines à rabais en cas de meurtres multiples ».
Sous ce nouveau régime, les personnes inculpées de plusieurs meurtres pouvaient être obligées d’attendre une période de 25 ans par victime avant d’être admissibles à la libération conditionnelle, plutôt que l’unique période de 25 ans.
Insatisfait des options qui s’offraient à lui dans le cas d’Alexandre Bissonnette, le juge de première instance a imposé une peine minimale de 40 ans à celui qui a plaidé coupable au meurtre de six personnes. Cette décision a été infirmée par la Cour d’appel, qui a réduit la peine minimale à 25 ans sans possibilité de libération conditionnelle.
La poursuite persiste, affirmant qu’une peine minimale d’emprisonnement de 50 ans serait « la seule qui puisse exprimer et refléter adéquatement la primauté des objectifs de dénonciation et de dissuasion ».
Alexandre Bissonnette, qui avait 27 ans au moment de la tuerie de 2017, réplique qu’il mérite de pouvoir être entendu par la Commission des libérations conditionnelles après 25 ans d’emprisonnement.
« Une période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle de 50 ans est excessive, écrasante, injuste, manifestement inappropriée et exagérément disproportionnée à l’endroit de l’intimé », mentionne la défense d’Alexandre Bissonnette déposée à la Cour suprême du Canada.
Le professeur Taillon dit que ce dossier illustre « l’effet pervers » de la loi actuelle, qui laisse entrevoir aux familles des victimes la possibilité que le coupable soit emprisonné jusqu’à la fin de ses jours, sans laisser poindre aucun espoir de libération pour le détenu.
« La peine minimale obligatoire (…) crée chez les victimes des attentes un peu démesurées. Elle nous plonge dans une dynamique malheureuse où toute sentence en bas de 150 ans est (vue) comme une défaite pour les victimes », dit-il.
Les peines contestées :
#Alexandre Bissonnette : le pouvoir des juges d’additionner la période de 25 ans pour chaque meurtre au premier degré avant l’admissibilité à la libération conditionnelle, en vigueur depuis 2011.
#Ocean Hilbach et Curtis Zwozdesky : la peine minimale de quatre ans pour vol qualifié avec une arme à feu, adoptée en 2008.
#Jesse Dallas Hills : la peine minimale de quatre ans pour l’infraction de décharger une arme à feu avec insouciance, adoptée en 2009.
#Cheyenne Sharma : restrictions à l’octroi d’une peine avec sursis pour des infractions liées à l’importation/exportation, trafic ou production de drogues, en vigueur depuis 2012.
Source : Justice Canada
Racisme systémique
Lisa Kerr affirme que les peines minimales obligatoires soulèvent de nombreuses questions quant au traitement des Autochtones et de certains groupes minoritaires au Canada.
Leur surreprésentation au sein de la population carcérale du Canada a atteint des niveaux totalement inacceptables et le système entier doit revoir sa manière de procéder, affirme-t-elle.
« Les peines minimales obligatoires ne permettent pas aux juges de décider d’une sentence au cas par cas, selon les faits devant eux », dit Lisa Kerr en entrevue. « Dans plusieurs causes touchant la question des armes à feu et le trafic des stupéfiants, plusieurs juges ont trouvé que la peine minimale qu’ils devaient imposer était exagérément disproportionnée. »
Les avocats de Cheyenne Sharma, par exemple, affirment qu’elle aurait dû être condamnée à une peine d’emprisonnement avec sursis au lieu de faire face à une peine obligatoire de deux ans en prison. Elle avait 20 ans au moment de son crime, à une époque où elle risquait de perdre son logement et de ne plus pouvoir s’occuper de sa fille.
Selon ses avocats, une peine minimale obligatoire ne doit s’appliquer qu’aux cas tellement sérieux que même dans le meilleur des cas, la peine minimale est appropriée.
Avec le projet de loi C-5, le gouvernement Trudeau a déjà amorcé le processus législatif pour retirer une vingtaine de peines minimales obligatoires du Code criminel et de la loi touchant les drogues et autres substances. Sous ce nouveau régime, Cheyenne Sharma aurait pu éviter la prison.
« Les peines minimales ont un impact exagéré sur les peuples autochtones dans le système carcéral, ainsi que les personnes noires et les autres personnes racisées. C’est statistiquement vrai », dit le ministre de la Justice du Canada, David Lametti.
Selon lui, le projet de loi C-5 « est un moyen d’attaquer directement le racisme systémique dans le système judiciaire et carcéral. »
Toutefois, le gouvernement affirme qu’il maintiendra des peines minimales obligatoires pour des crimes comme les meurtres, les infractions sexuelles, le cas de conduite avec facultés affaiblies et certains crimes commis avec des armes à feu.
Patrick Taillon espère avant tout que la Cour suprême établira clairement les circonstances où les peines minimales obligatoires sont acceptables, de même que les critères à respecter pour assurer leur constitutionnalité.