Quand la psychiatrie s’invite au banc des témoins
Radio-canada Et Cbc
2024-06-05 14:15:32
Dans un procès pour meurtre, la défense plaide la non-responsabilité criminelle en raison de troubles mentaux… Avec raison?
Le procès de Jeremy Skibicki reprend lundi matin, alors que ses avocats tenteront de démontrer que leur client ne devrait pas être tenu pénalement responsable pour les meurtres de quatre femmes autochtones. De part et d'autre, deux témoins experts, retenus pour évaluer son état mental, seront appelés à la barre cette semaine pour présenter leur opinion clinique et s’exposer à la contradiction.
Les deux parties s’entendent sur les faits, mais la défense plaide la non-responsabilité criminelle en raison de troubles mentaux (NRCTM).
La Couronne affirme plutôt que les meurtres étaient motivés par la haine raciale et que M. Skibicki avait soigneusement réfléchi au sort qu’il réservait à ses victimes, ciblant méthodiquement des femmes autochtones vulnérables dans des refuges pour sans-abri.
S’amorce ainsi la dernière portion d’un procès technique où la question centrale demeure la capacité mentale et l’intention d’un tueur en série avoué.
Une preuve difficile
Un verdict de NRCTM représente une troisième option prévue par la justice pénale canadienne, en plus de l’acquittement et de la condamnation.
Ce verdict évacue tout aspect punitif pour ne considérer que la réinsertion de l’accusé et la sécurité du public. Il signifie que l'accusé ne peut être tenu responsable du crime parce qu'il souffrait de troubles mentaux au moment des faits.
Afin de présenter avec succès une telle défense, deux éléments sont nécessaires, explique l'avocat criminaliste, Walid Hijazi.
D’une part, la défense devra démontrer « la présence d'un trouble mental » chez Jeremy Skibicki. D’autre part, elle devra prouver qu’en raison de ce trouble, l’accusé était soit « incapable de discerner le bien du mal », soit incapable de mesurer « la nature ou la qualité de ses gestes » au moment de commettre ses meurtres.
« Ce n'est pas une preuve qui est facile à faire et c'est nécessairement en fonction d'une preuve psychiatrique », mentionne Me Hijazi.
Un témoin expert émet une opinion clinique sur l’état mental d’un accusé au moment des faits qui lui sont reprochés, « afin d'aider le tribunal à tirer ses propres conclusions ».
Le plus souvent, lors des cas d'homicides très médiatisés, les experts retenus par le tribunal, la Couronne ou la défense sont des psychiatres légistes qui ont suivi une surspécialisation dans le domaine.
Au carrefour du clinique et du juridique
La Dre France Proulx est l’une des quelque 200 psychiatres légistes au pays. Elle réalise des expertises au niveau criminel depuis les années 90 et travaille aux unités d'expertise de l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel depuis 2013. C’est là qu’elle évalue la responsabilité criminelle des accusés qui lui sont confiés par les tribunaux et traite les patients reconnus NCR.
Sa pratique se situe ainsi au carrefour de l’expertise clinique et du cadre juridique.
« Parfois, les concepts ne sont pas tout à fait parfaitement alignés, à savoir le trouble mental et la non-responsabilité criminelle », reconnaît-elle.
C’est dans ce contexte qu’elle doit déceler « les symptômes présentés par l’accusé » et tracer les liens qui existent entre ceux-ci et « les gestes dont la personne est accusée », afin de déterminer sa capacité de juger la nature et la gravité de ses actes, mais aussi s’ils étaient « moralement ou légalement acceptables ».
« Ça peut être des idées délirantes, ça peut être des hallucinations, ça peut être des troubles de la pensée », explique la Dre Proulx. « La psychose, c'est vraiment le prototype du trouble mental qui peut avoir un impact sur les capacités de jugement d'un individu ».
Tous les symptômes ne sont toutefois pas égaux aux yeux de la justice.
« On veut déterminer si les symptômes sont en lien avec une maladie ou bien s'ils ont été causés par un facteur externe, comme la consommation de substances », explique-t-elle.
Lors de son interrogatoire policier en mai 2022, Jeremy Skibicki déclare à la police « que (ses meurtres) sont définitivement influencés par la drogue », avant d’ajouter : « Mais je ne blâme pas les drogues. (...) Je savais ce que je faisais ».
Les tribunaux ont statué que les symptômes « induits par la consommation volontaire de substances », par exemple, ne permettent généralement pas de soustraire un individu à sa responsabilité pénale.
La matière première d’une évaluation de responsabilité criminelle, ce sont les « facteurs internes qui sont liés à une maladie psychiatrique et qui persistent en l'absence d'un facteur externe », indique France Proulx.
Pour former son opinion clinique, elle s’appuie notamment sur les entretiens qu'elle mène avec la personne accusée.
Très loin de l’interrogatoire policier qui vise ultimement à soutirer des aveux, l’évaluation clinique vise plutôt à répondre « à des questions d'ordre juridique ».
« Dans l'évaluation psychiatrique, on va documenter les symptômes, mais on est attentif également à ce qui pourrait être des éléments contradictoires ».
Il revient au tribunal de juger de la crédibilité de l’accusé, mais c’est au psychiatre légiste que revient « d'évaluer si les symptômes que la personne rapporte sont bien documentés ».
Son historique médical, par exemple, et les documents de l’enquête policière lui permettent ainsi de peindre un « tableau plus global de l’accusé ».
Elle tente également d’obtenir « des informations collatérales de la part (de ses) proches » ou encore d’organismes communautaires et de groupes affinitaires auxquels il a été affilié.
« C'est parfois tout un défi d'évaluer l'état mental de l'accusé au moment des gestes dont il est accusé », reconnaît-elle.
Idées marginales ou trouble mental
La frontière n’est pas non plus clairement établie en matière de croyances ou d’idéologies, alors que des idées, même très marginales, « en lien avec la religion, avec la race », par exemple, ne sont pas « nécessairement des symptômes d'un trouble mental », souligne France Proulx.
Questionné sur le motif de ses meurtres par deux enquêteurs dans la foulée de son arrestation, Jeremy Skibicki répond croire que Dieu l’a « mis sur terre dans le seul but de semer la destruction », ajoutant que « l’heure était venue pour (ses victimes) », mais qu’il s’agissait de «v (sa) décision » et non de « quelque chose que Dieu a voulu ou décidé ».
À un autre moment, il affirme que « des mesures extrêmes doivent être prises pour la survie de (son) peuple ». « Toute cette histoire de pureté raciale, d'extinction de la race blanche - vous savez, la théorie du grand remplacement, le mondialisme, le bolchevisme, un effort pour éradiquer les Blancs. Je ne crois pas que les races soient destinées à vivre ensemble de force », déclare-t-il à la police.
Or, France Proulx explique qu’un « des éléments pour départager (les idées délirantes associées à) la psychose, par exemple, des croyances », c’est le fait qu’elles soient « partagées par les membres d’une communauté ou d’un groupe identifiable ».
« On a toutes sortes de cas de figure qui ne sont pas nécessairement si clairement définis que ça », relativise-t-elle, soulignant qu’une opinion psychiatrique sur la responsabilité criminelle requiert une « certitude médicale raisonnable ».
Une défense « peu crédible »
L’avocat et ardent défenseur des victimes d'actes criminels, Marc Bellemare, estime que la défense de NRCTM de Jeremy Skibicki sera jugée « peu crédible ».« Ce n’est pas tout de dire : "Je n'étais pas conscient de ce que je faisais au moment où j'ai tué des gens" », soutient-il. Les actes reprochés doivent être « spontanés, à son avis », pour qu’une telle défense soit jugée « crédible ».
Au contraire, dit-il, et à plus forte raison, « dans les cas de meurtre, plus le scénario est orchestré, organisé, bien planifié, plus c'est difficile de prétendre au moment précis du meurtre que vous n’étiez pas conscient de ce que vous faisiez ».
« Et je pense que dans l'affaire Skibicki, c'est probablement ce que la Couronne doit tenter de démontrer, que finalement, il y a quatre meurtres, quatre personnes qui ont été assassinées, un scénario particulier dans chaque cas, un lieu choisi, des circonstances planifiées ».
Marc Bellemare conclut « qu’il est difficile de penser que (Jeremy Skibicki) puisse ne pas avoir eu conscience de ce qu'il faisait à l'occasion de ces quatre meurtres-là ».