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Sans préjudice ?

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Gérard Samet

2011-07-04 15:00:00

De nouvelles vagues judiciaires en provenance des provinces de common law semblent écarter la nécessité de prouver un préjudice individuel pour faire certifier un recours collectif. Le Québec résistera-t-il?
L’émergence et l’évolution de concepts juridiques sont l’un des points forts de la common law. Mais leur diffusion en territoire civiliste a souvent été problématique. À l’instar des obstacles linguistiques, il n’existe pas toujours d’équivalent légitime au Québec. D’où les nombreux énoncés incongrus pour le civiliste, tels les « considérations d’équité », les « biens réels » et les « dommages spéciaux », qui se sont glissés, avec le temps et pas toujours de manière appropriée, dans notre langage juridique.

Le « waiver of tort »

Et voilà qu’un autre concept obscur de la common law, longtemps ignoré, est invoqué avec une fréquence accrue dans les demandes de recours collectif, qui occupent une part de plus en plus importante de l’environnement juridique canadien. Cette notion, c’est le « waiver of tort ».

Me Rodrigue explique que le waiver of tort est une « vieille doctrine de droit anglais
Me Rodrigue explique que le waiver of tort est une « vieille doctrine de droit anglais
Tout étudiant en droit sait qu’au Québec, une demande indemnitaire extra contractuelle doit être fondée sur la célèbre trinité faute, dommage et lien de causalité. À vrai dire, le droit de la responsabilité de common law, au-delà des mots, n’est pas fondamentalement différent. Et pourtant, le « waiver of tort », ou renonciation au délit civil, semble écarter la nécessité de prouver un préjudice individuel, dès lors que l’intensité de la faute nécessite à elle seule un remède. Le concept doit être compris plutôt comme une renonciation aux dommages compensatoires individuels causés par un délit civil. « La victime d’une faute civile renonce à ses dommages compensatoires », explique Sylvie Rodrigue, associée à Norton Rose OR à Montréal et à Toronto. « Cette victime choisit plutôt de réclamer les gains obtenus par le défendeur en raison de son comportement illicite ». D’ailleurs, la notion de « waiver of tort » est une « vieille doctrine de droit anglais, traditionnellement plaidée dans des cas d’enrichissement sans cause », précise Me Rodrigue, qui préside le Groupe de travail sur le recours collectifs de l’ABC.

Une révolution conceptuelle

Ce concept est à nouveau utilisé depuis le milieu des années 2000. Il constitue une sorte de révolution conceptuelle depuis que plusieurs recours collectifs - généralement en matière de responsabilité du fabricant - ont été certifiés sans que les demandeurs aient à justifier, pour engager leur action, de préjudice individuel lié à la faute. Ils n’ont donc pas eu à prouver, pour obtenir la certification de leur recours collectif, qu’ils se sont appauvris du fait de l’enrichissement de leur adversaire. Dans l’affaire ontarienne Serhan Estate c. Johnson & Johnson, une action en responsabilité du fabricant, les demandeurs se sont fondés sur la conduite transgressive alléguée de Johnson & Johnson, un grand fabricant de produits pharmaceutiques. Johnson & Johnson aurait commis plusieurs délits dans la fabrication, la vente et la distribution d’un produit appelé « SureStep System » que les diabétiques utilisent pour surveiller leur glycémie. Selon le groupe demandeur, cette firme aurait engagé sa responsabilité à l’égard de tout le groupe de consommateurs de certains de ses produits.

Selon Me Lang, le
Selon Me Lang, le "waiver of tort" suscite encore des interrogations non résolues
Ce groupe n’a pas eu à justifier le préjudice de chacun de ses membres ni à prouver de lien de causalité. Il a d’ailleurs renoncé à réclamer des dommages et intérêts en réparation d’une faute délictuelle. Il a préféré demander la restitution du profit, selon lui illicite, réalisé par Johnson & Johnson. Le juge Cullity de la Cour Supérieure de l’Ontario a certifié en 2004 que l’action est un recours collectif, en se fondant sur la doctrine du « waiver of tort », mais sans se prononcer sur le bien fondé de la demande.

Dans l’affaire Heward c. Eli Lilly&Co, le même juge Cullity a certifié un autre recours collectif fondé sur la renonciation au délit civil. Selon le juge la question était de savoir si Eli Lilly & Co, un fabricant de médicaments antipsychotiques avait manqué à son obligation de prudence en cachant les effets secondaires nuisibles du médicament en cause, et si cette société avait eu l’intention de tirer profit de cette dissimulation et d’en toucher les bénéfices.

Et enfin dans Reid c. Ford Motor Company, la demanderesse a invoqué la renonciation au délit civil pour demander la restitution des gains réalisés par le constructeur automobile dans la commercialisation d’un interrupteur d’allumage, en alléguant que celui-ci le savait défectueux. La juge Gerow de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a certifié la demande de recours collectif fondée sur la faute intentionnelle et le délit d’enrichissement sans cause du constructeur, sans que la demanderesse justifie son propre appauvrissement causé par la faute alléguée. Le procès devra vérifier si le comportement fautif du défendeur et le gain qui en résulte suffiront à valider la demande, sans prouver la perte subie par la demanderesse.

L’affaire Pro-Sys Consultants c. Microsoft Corporation est une autre demande pendante, fondée sur le « waiver of tort », en matière de prix plus élevés facturés du fait d’agissements anticoncurrentiels.

Qu’en dit le plus haut tribunal du pays? Rien pour l’instant. La Cour suprême du Canada a refusé une demande d’autorisation d’appel dans l’affaire Serhan Estate. Validait-elle ainsi ce type de procédure?

Recours collectifs certifiés

Pour Me St-Onge, le recours collectif est contraire au
Pour Me St-Onge, le recours collectif est contraire au "waiver of tort"
C’est loin d’être certain. Car la nature véritable d’un recours fondé sur le « waiver of tort » et de son caractère autonome de la demande de dommages compensatoires pour faute n’a pas encore été jugée au fond en common law. « Cette question demeure ouverte », constate Adrian Lang, associée dans le cabinet Stikeman Elliott à Toronto.

Selon Me Lang, le concept de « waiver of tort », malgré sa récente popularité, est entouré de nombreuses interrogations qui ne sont pas encore résolues. « Est-ce une cause autonome d’action ou faut-il présenter une demande de dommages compensatoires fondés sur un délit distinct avant de pouvoir plaider le « waiver of tort? », s’interroge-t-elle. Peut-on obtenir la restitution des profits procurés par un acte répréhensible, indépendamment de tout lien de causalité prouvé entre l’appauvrissement du demandeur et l’enrichissement du défendeur? « Les tribunaux de common law ont décidé que ces questions relevaient de la discrétion judiciaire lors du procès. Ils ont néanmoins accepté de certifier les demandes de recours collectifs. Mais tous les recours certifiés fondés sur le « waiver of tort » ont été réglés, de sorte qu’aucun jugement n’a encore statué sur ces questions ».

Une influence au Québec?

Mais à elle seule, la certification des recours collectifs dans ce contexte suffit à s’interroger non seulement sur le potentiel de cette relative nouveauté en common law, mais aussi de son éventuelle portée sur la certification des recours collectifs dans le droit civil québécois.

Me Martineau estime qu'une simple extrapolation du
Me Martineau estime qu'une simple extrapolation du "waiver of tort" serait dangereuse
À en croire la plupart des praticiens de la responsabilité civile québécoise interrogés pour cet article, la réponse est « non »! Selon les motifs du juge Jean-Louis Baudouin de la Cour d’appel du Québec, dans un jugement de 2008, Harmegnies c. Toyota, « un comportement fautif ne donne naissance à une créance basée sur la compensation de la perte subie que si, et seulement si, dans les faits, cet acte a provoqué un dommage, a causé un préjudice. Le recours collectif n’est pas le moyen de punir un contrevenant à la loi, mais bien seulement d’indemniser un groupe de personnes pour des pertes réelles subies en commun».

Même son de cloche de la part de Jean St-Onge, associé à Lavery de Billy, et président du comité sur les recours collectifs du Barreau du Québec. Il avance que le rôle réparateur du recours collectif est contraire au « waiver of tort », une notion étrangère au droit civil. « L’utiliser différemment n’est pas souhaitable, ce n’est pas sa finalité. Mais on peut se poser la question sérieusement dans certaines situations où la faute est très grave, et où les dommages individuels sont très difficiles à prouver. On ne peut exclure une approche innovatrice dans le futur ».

Selon Yves Martineau, de Stikeman Elliot à Montréal, « il peut être dangereux d’extrapoler simplement et de rendre applicable au Québec la jurisprudence de l’Ontario ou de la Colombie-Britannique ». Son confrère Pierre Sylvestre, spécialiste montréalais des demandes en recours collectifs, est formel. « La notion de « waiver of tort » ne pourra pas s’appliquer au Québec », ni avoir une quelconque influence en droit civil. Dans cette notion de common law, « on abandonne les principes de la responsabilité civile », pour « une réclamation en fonction des profits » lorsqu’une faute a été commise. «Elle est fondée sur le caractère pragmatique de la common law », dont la « logique est différente de l’esprit cartésien du droit civil ». L’avocat estime néanmoins que « la common law et le droit civil parviennent souvent aux mêmes solutions concrètes par des raisonnements juridiques différents ».

Distinction civiliste

Me Sylvestre pense que le
Me Sylvestre pense que le "waiver of tort" ne pourra pas s'appliquer au Québec
C’est en effet par des véhicules différents que le droit québécois va d’ores et déjà plus loin que le « waiver of tort », mais en se fondant sur des lois spéciales et non dans le cadre de la responsabilité civile de droit commun. Deux affaires québécoises récentes peuvent l’illustrer. Dans l’affaire De Montigny, la Cour Suprême du Canada a confirmé en novembre dernier que « des dommages exemplaires peuvent être accordés en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, même en l’absence de dommages compensatoires ». Cette affaire n’est cependant pas un recours collectif et elle ne se fonde pas sur les principes de la responsabilité civile. Le recours collectif dans l’affaire Riendeau c. Brault & Martineau est fondé sur une infraction à la loi québécoise sur la protection du consommateur (LPC). La Cour d’appel du Québec a confirmé un jugement de la Cour supérieure qui a accordé des dommages punitifs en raison de publicités trompeuses, tout en rejetant la demande de dommages compensatoires. Le raisonnement est très proche de celui utilisé dans les demandes en certification des recours collectifs obtenues en utilisant le « waiver of tort » de common law. Il s’agit de sanctionner un délit civil particulièrement intense à l’égard d’un groupe, celui visé par le recours collectif, sans que les préjudices individuels et le lien de causalité soient prouvés.

Pour Me Bélanger, la renonciation au délit civil est « magique »
Pour Me Bélanger, la renonciation au délit civil est « magique »
La Cour d’appel du Québec a reconnu la possibilité d’accorder dans ce cas des dommages non compensatoires. « L’attribution de dommages punitifs, dans les cas de violation de la LPC, ne dépend pas de l’attribution préalable d’une réparation d’un préjudice moral ou matériel », écrit la juge Nicole Duval Hesler dans ses motifs. « En l’espèce, la publication d’annonces qui sont trompeuses en raison de l’omission d’informations essentielles constitue une violation d’une règle de fond de la LPC. En pareil cas, l’article 272 LPC permet l’attribution de dommages punitifs même en l’absence de dommages compensatoires ». Quoi qu’il en soit, certains juristes s’attendent à ce que ce mouvement jurisprudentiel québécois naissant soit encore influencé par la jurisprudence de common law sur les « waiver of tort ». Michel Bélanger, associé au sein du cabinet Lauzon, Bélanger, Lespérance, parle d’un «vent de l’Ouest qui va influencer à l’avenir certaines demandes en certification de recours collectifs au Québec ». Selon ce spécialiste des recours collectifs, la renonciation au délit civil est « magique », puisqu’il permet, en cas d’enrichissement sans cause par exemple, d’obtenir le paiement des profits illicites sans avoir à prouver les dommages compensatoires individuels.

« Dans certains cas de gestes très lourds et difficiles à contester, il pourrait être utile d’utiliser les principes du « waiver of tort » pour ne pas laisser un défenseur indemne, sans pénaliser les droits de sa défense. C’est un mécanisme de rough justice que l’on utilise au Québec lorsque l’on règle avec une compagnie pharmaceutique. Le contournement des règles de causalité individuelles existe déjà en jurisprudence québécoise de façon indirecte », précise Me Bélanger, « lorsque le préjudice est calculé en fonction d’une moyenne d’un groupe. Les juges sont sensibles à ce genre d’approche ».

D’autres, par contre, sensibles aux références à la common law, préfèrent éviter les ingérences extérieures.
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