Acharnement, témérité et abus de procédure : gare à l'application d'une clause restrictive manifestement invalide
Mathilde Simard-zakaïb Et Christophe Savoie
2024-06-12 11:15:55
Focus sur la récente décision rendue par la Cour supérieure en matière de clause de non-concurrence…
Dans Jutras c. La Presse (2018) inc., 2023 QCCS 2506 (la « Décision »), la Cour supérieure a conclu qu’un employeur avait abusé de son droit d’ester en justice en cherchant à forcer l’application d’une clause de non-concurrence manifestement invalide. L’employeur a ainsi été condamné au paiement de dommages-intérêts et au remboursement des honoraires extrajudiciaires encourus par son ex-employé pour assurer sa défense. La Décision met en lumière les conséquences potentiellement lourdes pouvant être encourues par les employeurs qui tenteraient d’imposer des restrictions déraisonnables à leurs employés.
1. Les faits
Patrick Jutras (« Jutras ») a occupé le poste de Vice-Président des Ventes chez la défenderesse, La Presse (2018) inc. (« La Presse »), du 29 juillet 2016 jusqu’à sa démission le 26 avril 2019.
Le contrat d’emploi de Jutras stipulait la clause de non-concurrence suivante :
3. Entente de non-concurrence
L’Employé s’engage, par la présente, pendant la durée de son emploi auprès de l’Employeur et pour une période de 12 mois (la « Période de Non-Concurrence ») suivant la terminaison de son emploi auprès de l’Employeur, pour toute raison que ce soit autre qu’un congédiement sans cause ou un licenciement pour motif économique, à ne pas oeuvrer auprès de, offrir ses services à, financer ou autrement participer, directement ou indirectement, de quelque manière que ce soit, seul ou avec d’autres personnes, à titre d’associé, partenaire, actionnaire, prêteur, agent, conseiller, consultant, administrateur, officier ou employé de toute personne, ou par l’entremise de toute agence, ou de quelque autre façon que ce soit, à toute entreprise, de quelque nature que ce soit et peu importe sa forme juridique, impliquée, directement ou indirectement, dans la vente d’espace publicitaire au Québec. Malgré ce qui précède, l’Employé peut détenir passivement à titre d’investissement, des actions d’une entreprise qui fait ou pourrait faire concurrence à l’Employeur ou à ses filiales en autant qu’il ne possède pas plus de 1 % de toute catégorie d’actions de cette entreprise et que l’Employé ne fasse pas partie du groupe qui contrôle ladite entreprise.
4. Portée géographique de l’engagement.
L’article 3 s’applique uniquement pour le territoire de la Province de Québec. En 2019, Jutras a quitté son emploi chez La Presse pour rejoindre les rangs de Vidéotron au poste de Vice-Président, développement des affaires et monétisation des données. Peu de temps après, il a été embauché par Québecor à titre de chef des revenus publicitaires.
2. Les recours entrepris par la presse
Estimant que Jutras avait contrevenu à son obligation de non-concurrence, La Presse a déposé une Demande introductive d’instance pour l’émission d’ordonnances d’injonctions provisoires, interlocutoires et permanentes (la « Demande d’injonction ») afin qu’il soit ordonné à son ex-employé de cesser d’œuvrer à quelque titre que ce soit auprès de Québecor et de Groupe TVA. Le 11 septembre 2023, la Cour supérieure (le juge Bachand) rejette la demande pour l’émission d’une injonction provisoire, concluant notamment à l’absence d’apparence de droit.
À cet égard, le juge Bachand souligne que la clause de non-concurrence semble ne comporter aucune limite quant au genre de travail prohibé, ce qui contrevient manifestement à l’article 2089 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») Il note également qu’il ne dispose d’aucun élément pouvant lui permettre de conclure que la clause se limite à ce qui est nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de La Presse.
Moins d’une semaine après que le juge Bachand ait rejeté la demande pour l’émission d’une injonction provisoire, La Presse notifie à Jutras une Demande introductive d’instance modifiée pour l’émission d’ordonnances de sauvegarde et d’injonction interlocutoire et permanente (la « Demande de sauvegarde »), laquelle s’avère pratiquement identique à la Demande d’injonction.
Le 8 octobre 2023, la Cour supérieure (la juge Monast) rejette la Demande de sauvegarde de La Presse. Bien qu’elle ne soit pas liée par le jugement rendu par le juge Bachand, la juge Monast estime néanmoins qu’en pratique, « il n’y a pas lieu de s’écarter des conclusions d’un tel jugement s’il paraît bien fondé et qu’il n’existe pas de faits nouveaux ».
Or, en l’espèce, aucun nouvel élément de preuve ne lui permet d’arriver à une conclusion distincte de celle à laquelle était arrivé le juge Bachand. En rejetant la Demande de sauvegarde, la juge Monast réitère que la clause de non-concurrence semble à première vue avoir une portée excessive notamment en raison de l’absence de limitation quant au genre de travail prohibé.
3. Le désistement de la presse
En octobre 2019, à la suite du rejet de sa Demande de sauvegarde, La Presse offre à Jutras de mettre un terme aux procédures, chaque partie assumant ses frais. Jutras rejette l’offre, indiquant plutôt à La Presse avoir l’intention de déposer sous peu une demande reconventionnelle afin de lui réclamer la somme de 112 845,52 $ à titre d’honoraires extrajudiciaires. Quelques jours plus tard, La Presse se désiste des procédures judiciaires intentées contre Jutras.
4. Le recours entrepris par Jutras
Le 15 novembre 2019, Jutras intente une Demande introductive d’instance afin d’obtenir le remboursement des honoraires extrajudiciaires engagés pour assurer sa défense de même que ceux engagés pour faire constater l’abus de procédure ; il réclame aussi une somme de 25 000 $ à titre de dommages pour le stress et les inconvénients subis en raison des recours entrepris par La Presse.
5. La décision
La Cour supérieure (le juge Castiglio) donne raison à Jutras et conclut que La Presse a abusé de son droit d’ester en justice. Selon le juge Castiglio, La Presse savait ou aurait dû savoir que la clause de non-concurrence était invalide et, par voie de conséquence, que sa Demande d’injonction était vouée à l’échec. En effet, en empêchant Jutras d’occuper tout emploi, de quelque nature que ce soit, la clause contrevenait à sa face même à l’article 2089 C.c.Q.
En défense, La Presse invoquait avoir consulté un cabinet d’avocats avant d’entreprendre ses recours contre Jutras. Le juge rejette toutefois ce moyen, concluant que « la consultation préalable auprès d’un avocat ne peut constituer un moyen de défense lorsque le recours judiciaire entrepris à la suite de cette consultation est manifestement mal fondé et voué à l’échec. C’est le cas en l’espèce. ».
Pour les mêmes motifs, le juge Castiglio conclut que la Demande de sauvegarde était elle aussi abusive et vouée à l’échec. D’une part, La Presse n’a invoqué aucun fait nouveau au soutien de ce second recours. D’autre part, elle bénéficiait désormais du jugement rendu par le juge Bachand quelques jours plus tôt et ne pouvait plus ignorer l’invalidité manifeste de la clause de non-concurrence.
Enfin, le juge conclut que La Presse s’est désistée hâtivement de ses recours dans le but d’éluder la demande reconventionnelle annoncée par Jutras. Dans les circonstances, ce dernier était bien fondé d’instituer un recours distinct contre La Presse pour obtenir le paiement des sommes réclamées.
Par conséquent, le juge condamne La Presse à payer à Jutras la somme de 198 018,73 $ à titre de remboursement des honoraires extrajudiciaires et débours encourus. Ce faisant, il détermine que Jutras a droit non seulement aux honoraires engagés pour assurer sa défense à l’encontre des recours entrepris par La Presse, mais également à ceux liés au recours entrepris par Jutras pour faire constater l’abus de procédure. Selon le juge, les honoraires extrajudiciaires engagés dans ce second recours « résultent directement de l’abus de procédure de La Presse; n’eût été l’institution des procédures abusives, Jutras n’aurait pas eu à engager ces honoraires ».
En outre, un montant additionnel de 5 000 $ est accordé à Jutras pour compenser le stress et les inconvénients subis.
5.2. Le commentaire des auteurs
Les conditions de validité des stipulations de non-concurrence en matière d’emploi sont bien connues : pour être valides et applicables, de telles stipulations doivent être limitées, quant à leur durée, au territoire protégé et au genre de travail prohibé, à ce qui est nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de l’employeur. L’étendue de ces intérêts légitimes doit être évaluée in concreto, et non in abstracto, ce qui signifie que la raisonnabilité d’une stipulation de non-concurrence sera déterminée à la lumière de la situation spécifique de l’employeur, notamment son domaine d’affaires, son niveau d’expertise, son type de clientèle et le niveau de concurrence du marché.
En principe, une clause de non-concurrence devrait seulement viser les activités qui étaient exercées par l’employé alors qu’il travaillait pour l’employeur. Elle ne devrait pas avoir pour objectif de réduire de façon générale la concurrence dans un secteur en empêchant complètement un ex-employé d’y oeuvrer. Pour justifier l’étendue des activités prohibées, l’employeur doit avoir une raison particulière, « c’est-à-dire un intérêt supérieur à protéger, intérêt qui serait mis en péril par le seul fait que l’ex-salarié poursuive ailleurs des activités semblables ».
En l’espèce, la clause de non-concurrence était déraisonnable à sa face même puisqu’elle empêchait Jutras d’occuper tout emploi dans la vente d’espace publicitaire au Québec, contrevenant ainsi directement aux prescriptions de l’article 2089 C.c.Q. D’ailleurs, le juge Castiglio note que si la clause en question avait comporté une certaine limite quant au type de travail prohibé, il n’aurait peut-être pas été abusif pour La Presse d’entreprendre un recours en injonction pour en forcer le respect. C’est parce que la clause ne comportait aucune limitation que La Presse a agi de manière téméraire en décidant malgré tout d’intenter une action en justice.
Nous remarquons en pratique une certaine tendance de la part des employeurs de saisir les tribunaux au stade provisoire pour forcer le respect de clauses de non-concurrence, malgré le caractère déraisonnable de celles-ci. Ces recours sont souvent entrepris pour faire pression sur un ancien employé et le dissuader à poursuivre un nouvel emploi chez un compétiteur.
La Décision semble ainsi lancer un avertissement aux employeurs de ne pas entreprendre de tels recours lorsque la clause de non-concurrence en question contrevient de manière évidente à l’article 2089 C.c.Q. Par ailleurs, si la clause en litige était considérée comme déraisonnable par la Cour au stade provisoire, les employeurs devraient y réfléchir deux fois avant de poursuivre les procédures, au risque de devoir en payer le prix.
À propos des auteurs
Mathilde Simard-Zakaïb est avocate au sein du cabinet LCM. Elle est notamment spécialisée en litige commercial, en droit de la construction et en droit de l’emploi.
Christophe Savoie est avocat chez LCM. Sa pratique est particulièrement axée sur le droit du travail et le droit public.