L’affaire Juste pour rire : la Cour d’appel se penche sur la question de l’emploi à vie
Eric Alexandre Guimond Et Louis Lafleur
2024-05-09 11:15:50
Focus sur une décision récemment rendue par la Cour d’appel en matière de droit du travail…
Dans un article publié le 2 août 2022, « Un emploi à vie, ce n’est pas juste pour rire! », Langlois vous présentait une décision de la Cour supérieure du Québec, sous la plume de l’honorable j.c.s. Marc Saint-Pierre, selon laquelle un employé devait être réintégré dans son emploi puisqu’il bénéficiait d’un emploi « à vie », malgré une jurisprudence constante et unanime voulant que la Cour supérieure n’ait pas le pouvoir d’ordonner la réintégration d’un salarié dans un recours strictement civil. Or, la Cour d’appel du Québec, dans un arrêt daté du 8 février dernier, infirme la décision de la Cour supérieure en y ajoutant quelques éléments intéressants.
La décision de la Cour supérieure en bref
M. André Gloutnay, ancien employé du Groupe Juste Pour Rire Inc. (l’« Employeur »), est congédié en 2019 après 25 ans de service et à l’âge de 53 ans, avec une indemnité de fin d’emploi équivalente à 12 mois de salaire. Estimant avoir reçu une promesse d’emploi « à vie » par l’ex-président, M. Gilbert Rozon, l’employé poursuit l’Employeur afin d’être réintégré. La Cour examine la validité de la garantie d’emploi dite « à vie » et conclut que l’intention des parties était de créer une obligation unilatérale pour l’Employeur qu’il était tenu de maintenir. Malgré l’argument selon lequel une réintégration n’est pas usuelle lorsque le poste n’existe plus, la Cour a ordonné la réintégration de M. Gloutnay, vu l’engagement unilatéral de l’Employeur de maintenir son emploi « à vie ».
Coup de théâtre — la Cour d’appel
Le contrat sui generis
Les principes de base en matière de contrat individuel d’emploi sont bien connus : conformément aux dispositions du Code civil du Québec, le contrat de travail est à durée déterminée ou indéterminée.
Dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée, il est octroyé aux parties la faculté d’y mettre fin en donnant à l’autre un délai de congé raisonnable, tenant compte de la nature de l’emploi, des circonstances et de la durée de l’emploi. Inversement, pour un contrat à durée déterminée, les parties sont juridiquement contraintes de ne pas procéder à la résiliation sans motif sérieux préalablement à l’échéance convenue.
Néanmoins, la Cour d’appel a statué que le contrat de M. Gloutnay ne cadre pas dans ces classifications usuelles. Selon l’interprétation des trois juges saisis du dossier en appel, le contrat en question est sui generis, à savoir qu’il représente une configuration qui s’écarte des typologies standard préétablies.
Lors de la négociation de ce contrat, l’Employeur aurait explicitement renoncé à son droit de résiliation unilatérale en s’engageant à fournir un emploi « à vie » en contrepartie de l’acquisition des droits sur l’ensemble des archives de M. Gloutnay, des stipulations valides et qui ne contreviennent pas aux principes de l’ordre public, selon la Cour.
Les dommages moraux
L’arrêt de la Cour d’appel rappelle que l’octroi de dommages moraux nécessite la démonstration, par l’employé, d’une conduite déraisonnable de l’employeur par rapport à celle d’un employeur prudent et diligent dans des conditions semblables. L’employé doit démontrer une faute qui engendre un préjudice allant « au-delà de ce qui découle normalement de la résiliation » d’un contrat d’emploi.
Pour la Cour d’appel, les motifs invoqués par le juge de la Cour supérieure pour conclure à l’octroi de dommages moraux sont directement liés à la fin d’emploi. En l’absence d’une faute distincte de la seule rupture du lien d’emploi, le juge de première instance ne pouvait pas reprocher à l’Employeur d’avoir eu une attitude désinvolte ou cavalière.
La Cour d’appel infirme donc l’ordonnance prononcée par la Cour supérieure qui avait accordé à M. Gloutnay une indemnité de 20 000 $ à titre de dommages moraux.
La réintégration comme réparation?
La Cour d’appel, reconnaissant une garantie d’emploi « à vie », infirme tout de même en partie le jugement de première instance en ce qui concerne la réintégration de M. Gloutnay chez l’Employeur, jugeant cette mesure inappropriée.
Dans les motifs de l’honorable juge Marcotte auxquels souscrivent les honorables juges Hogue et Moore, la Cour d’appel souligne que la nature intuitu personae du contrat d’emploi liée aux compétences uniques de M. Gloutnay et l’obsolescence de son poste ne rendent pas la réintégration souhaitable.
Ainsi, la Cour conclut à l’impossibilité de réintégrer M. Gloutnay, sans pour autant en écarter la possibilité dans d’autres circonstances. Il sera fort pertinent de suivre les développements jurisprudentiels qui suivront cet arrêt, car il a toujours été clair pour tous que les tribunaux supérieurs n’avaient pas le pouvoir d’ordonner la réintégration dans le cadre des recours exercés en vertu du Code civil, contrairement aux juges administratifs du Tribunal administratif du travail lorsqu’ils sont saisis de plaintes en vertu de la Loi sur les normes du travail.
À défaut de réintégrer M. Gloutnay, la Cour a évalué l’indemnité qui est due à ce dernier. La Cour conclut que l’Employeur sera tenu de verser une indemnité correspondant au revenu que M. Gloutnay aurait perçu depuis la date de son congédiement jusqu’à l’âge présumé de sa retraite, soit 65 ans. Il s’agit là d’une dérogation significative aux pratiques habituelles de calcul du préavis ou de l’indemnité de fin d’emploi appliqué dans un contexte plus traditionnel.
En conséquence, la Cour d’appel a octroyé à M. Gloutnay, dont le revenu annuel s’élevait à 60 000 $, une indemnité totale de 660 500 $. Ce montant représente l’équivalent de 10,75 années de salaire, après déduction des sommes versées par l’Employeur.
À noter que les intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle devront être ajoutés à ce montant et seront, dans ce cas-ci, calculés à compter de l’échéance du délai de congé offert à M. Gloutnay par l’Employeur lors de sa fin d’emploi, soit le 7 février 2020. Entre 2020 et 2024, le taux d’intérêt légal variait entre 5 % et 10 %, ce qui aura certainement un impact substantiel sur le montant devant être versé par l’Employeur.
Cet arrêt et les conséquences économiques qui peuvent en découler sur une entreprise doivent servir de rappel pour les employeurs de faire preuve de vigilance dans la rédaction de contrats d’emploi.
À propos des auteurs
Me Eric Alexandre Guimond est avocat en droit du travail et de l’emploi chez Langlois Avocats à Montréal.
Me Guimond a agi pour différents acteurs du secteur public au niveau provincial et fédéral, mais aussi du secteur privé. Il a notamment conseillé des sociétés privées du domaine des médias et des communications dans le cadre de licenciements individuels et de clauses contractuelles de confidentialité, de non-concurrence et de non-sollicitation.
Me Louis Lafleur est membre du groupe de droit du travail et de l’emploi chez Langlois au bureau de Montréal. Des entrepreneurs et des donneurs d’ouvrage sollicitent fréquemment ses services pour des questions relevant des autorités réglementaires de l’industrie de la construction, telles la Commission de la construction du Québec et la Régie du bâtiment du Québec.