Le Jugement Delisle expliqué par un juge à la retraite
Yvon Mercier
2012-06-21 10:15:00
Cela dit, chaque procureur a auparavant préparé son dossier. La Couronne a étudié la preuve recueillie par les policiers, a rencontré des experts et a assigné les témoins dont elle a besoin pour faire sa preuve au soutien de l'accusation. C'est la Couronne qui a le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable que l'accusé a commis le crime qu'elle lui reproche. Quant à la défense, son travail consiste à trouver des failles dans la preuve de la Couronne, de façon à soulever un doute raisonnable dans l'esprit des jurés, non pas un doute de sympathie ou de faiblesse, mais bien un doute faisant en sorte que l'on n'est pas réellement convaincu de la culpabilité de l'accusé. La défense n'a rien à prouver, sinon la faiblesse de la preuve.
Aucune preuve directe
Dans le procès de l'ex-juge Jacques Delisle, il n'y avait aucune preuve directe, c'est-à-dire que personne n'a vu l'accusé tuer son épouse. La preuve était circonstancielle et reposait sur des éléments, lesquels reliés les uns aux autres pouvaient amener les jurés à conclure que c'est bien l'accusé qui a commis le meurtre. Cette tâche n'était pas facile pour le procureur de la Couronne. Dans le cas qui nous occupe, ce sont des experts en maniement d'armes à feu qui se sont opposés.
En effet, la poursuite a tenté de démontrer que la victime ne pouvait pas s'être suicidée, parce qu'à cause de son état physique elle ne pouvait pas manier l'arme de sa main gauche, alors qu'elle était paralysée de tout son côté droit. De plus, elle avait beaucoup de difficulté à marcher, s'étant fracturé une hanche à la suite d'une chute.
Les experts de la Couronne ont également tenté de démontrer qu'une tache noire sur la main gauche de la victime provenait de la poudre qui a jailli lorsque le coup de feu est parti et que la seule explication plausible sur l'apparition de cette tache résulte du geste posé par elle pour empêcher son assaillant de la tuer. La poursuite en concluait que l'accusé était l'auteur de ce meurtre.
La preuve a aussi révélé que l'accusé avait une maîtresse et qu'il projetait de faire vie commune avec elle. De là le mobile du crime.
De son côté, la défense a également appelé un expert en balistique à la barre. Ce dernier prétendait que la victime pouvait s'être suicidée parce que selon lui, elle était capable de manier l'arme de sa main gauche en dépit de son incapacité physique. D'autres témoins ont déclaré que cette dame avait des idées suicidaires à la suite se son accident vasculaire cérébral et de sa fracture à la hanche, ce qui la rendait pratiquement impotente.
En somme les experts se contredisaient, selon qu'ils soient de la Couronne ou de la défense, quant à la capacité de la victime de manier cet arme. La tâche des jurés consistait donc à décider laquelle des deux théories était crédible à leurs yeux pour décider s'il s'agissait d'un suicide ou bien d'un meurtre. Ils devaient également se demander quelle preuve était convaincante hors de tout doute raisonnable.
Soulever le doute
Alors, que pouvait faire la défense pour réussir à soulever ce fameux doute dans leur esprit, doute qui aurait amené les jurés à prononcer l'acquittement? La défense avait à choisir entre deux stratégies. La première consistait à faire témoigner l'accusé, lequel aurait martelé son innocence quant au crime dont on l'accuse, auquel cas toutefois il se soumettait au contre-interrogatoire du procureur de la Couronne. Ce dernier pouvait le faire sortir de son calme, le décontenancer devant les jurés, lui poser des questions embarrassantes et le faire mal paraître à leurs yeux.
La deuxième stratégie consistait à ne pas faire témoigner l'accusé, mais plutôt insister devant les jurés sur le fait que la preuve de la Couronne n'était pas convaincante hors de tout doute raisonnable et qu'en conséquence ils devaient l'acquitter. La défense a choisi cette dernière option et l'on connaît la suite! Toutefois, le juge du procès a bien avisé les jurés qu'ils ne peuvent inférer de la culpabilité de l'accusé du fait qu'il ne témoigne pas.
Le verdict eut-il été différent si l'accusé avait rendu témoignage? Qui sait? Une chose est sûre, c'est que l'accusé et son procureur doivent se poser cette question, maintenant que le verdict est rendu! Quelles sont les chances de réussite devant une Cour d'Appel? Elles sont minces, car la Cour d'Appel ne peut intervenir pour corriger les faits de la cause, les jurés étant les seuls maîtres de la preuve.
Le seul moyen qui reste est de tenter de trouver des erreurs de droit que le juge aurait pu commettre, soit dans sa façon de mener le procès ou lors de ses directives aux membres du jury. Et là encore, il faut que les erreurs soient déterminantes vis-à-vis le verdict, c'est-à-dire suffisamment sérieuses pour que le verdict en soit possiblement influencé. Ce n'est pas une preuve facile à faire. Et si la défense réussissait cette démarche, la Cour ne pourrait qu'ordonner un nouveau procès. L'accusé peut-il être libéré en attendant que son appel soit entendu? Oui, c'est possible, mais pas fréquent. Il ne faut pas oublier que l'accusé a été trouvé coupable, donc il ne bénéficie plus de la présomption d'innocence, sans compter le fait qu'il doit subir un autre procès pour possession d'une arme sans permis. Dans ce cas, la peine minimale est de trois ans de pénitencier puisque l'arme a servi à commettre un meurtre. Ce sera donc à suivre.
Une chose est certaine. Dans ce dossier, l'ex-juge Delisle a été traité et jugé comme tout autre individu. Cela est tout à l'honneur de notre système de justice, lequel veut que tous soient égaux devant la Loi.
Note : Cette chronique du juge Yvon Mercier a été publiée dans le journal coopératif L’Oie Blanche. Elle est reproduite ici avec l’autorisation de son éditeur.