Les procédures rapides
Gérard Samet
2011-05-20 14:15:00
Normalement, on doit procéder par injonction interlocutoire, ce qui, dans les faits, peut ne pas être particulièrement rapide. Elle est lourde à manier. Pour illustrer la situation, Me Boisvert raconte le cas d’un magasin de grande distribution qui avait pris l’initiative d’ouvrir le dimanche, bien avant que l’interdiction d’ouverture ne soit plus tard levée par la loi. Ses concurrents ne l’entendaient pas de cette oreille et voulaient le lui interdire par voie judiciaire. Ils ont été obligés de déposer une requête introductive d’instance en Cour supérieure, c’est-à-dire d’engager un véritable procès, afin de pouvoir déposer deux demandes d’injonction: une permanente, une interlocutoire. Il faut noter que cette situation ne justifiait pas en droit québécois une demande d’injonction provisoire.
« J’ai utilisé une preuve par affidavit », poursuit-il, puis des interrogatoires de plusieurs jours. Pour défendre son client, il a soutenu qu’il faisait de la vente en gros. « J’ai fait durer les procédures. Finalement, au bout de plusieurs semaines, nous avons perdu, mais entre-temps la nouvelle loi est passée et la chaîne de magasins que je représentais a continué à ouvrir le dimanche, sans interruption jusqu’à la loi de libéralisation ». Conclusion du professeur Boisvert : « La rapidité n’est pas toujours le propre de l’injonction, ça peut prendre un certain temps! »
Pourtant si le Code de procédure civile était véritablement appliqué, l’article 46 donne des pouvoirs importants aux tribunaux et aux juges, puisqu’il est écrit qu’ils ont tous les pouvoirs nécessaires à leur compétence. Les articles 751 à 753 de ce même code donnent aux juges de la Cour Supérieure le pouvoir d’ordonner de ne pas faire, de cesser de faire ou d’accomplir un acte ou une opération déterminée. Mais la jurisprudence a limité le pouvoir des juges. « L’injonction peut faire livrer une marchandise, mais ne permet pas de se faire payer! », constate Me Boisvert. Les juges sont également particulièrement attentifs à la qualité des preuves et du débat judiciaire. La procédure n’est donc guère rapide au Québec.
Dans cette province, où neuf contentieux sur dix aboutissent à des transactions — ce qui a tendance à favoriser les parties en situation de force —, il est naturel de se demander qui est le perdant dans ce mouvement de désaffection du système judiciaire. Surtout lorsque le système judiciaire est de moins en moins utilisé, car il est long et cher. Le nombre de dossiers tant à la Cour Supérieure qu’à la Cour du Québec a baissé. Même la Cour des petites créances est désertée à cause de la lenteur du système. « Dans notre système, les délais peuvent parfois être assez longs, constate Me Boisvert. « Un avocat canadien peut faire en sorte que les choses prennent un certain temps. Sans abuser du système ou des juges, il est courant ici que l’issue d’une procédure puisse prendre plusieurs années ».
« La première qualité d’une décision est d’être rendue », disait l’ancien juge en chef de la Cour Suprême Antonio Lamer, selon son ancien auxiliaire juridique Pierre-Yves Boisvert. Il vaut mieux une moins bonne décision, mais rendue rapidement. Sinon, des plaideurs de bonne foi en seront victimes, des compagnies qui sont dans leur bon droit, pourraient faire faillite.
Les coûts et les délais sont deux problèmes majeurs. « À la Conquête, le Québec a gardé son droit privé civiliste, mais le système de preuve reste basé sur le système anglais, rappelle Me Boisvert. Nous avons l’habitude d’utiliser les deux à trois ans nécessaires à une procédure, afin de faire une recherche correcte de preuve et de jurisprudence, d’avoir le temps d’interroger avant défense ».
JUGER L’ÉVIDENCE… IMMÉDIATEMENT
C’est tout le contraire en France. La procédure rapide, que l’on y nomme le « référé », est une forme d’injonction bien différente, certainement beaucoup plus rapide et efficace qu’elle ne l’est au Québec. « Le référé est une injonction en mieux », n’hésite pas à plaider l’avocat français Xavier Vuitton, ancien avocat à la Cour de cassation en France, maintenant basé à Montréal, et un auteur qui fait autorité sur le sujet en France.
L’institution date de la période féodale en France, lorsqu’en cas de litige urgent, les sujets venaient en référer auprès des représentants du roi de France. Mais cette institution du 15e siècle a connu une grande mue, voulue en 1971 par les auteurs du nouveau Code de procédure civile, et auquel Pierre Drai, président du tribunal de grande instance de Paris puis de la Cour de cassation, l’un des juges français les plus influents, a concouru à donner toute son ampleur. Le juge des référés était déjà saisi en cas d’urgence, par une procédure contradictoire autonome, sans qu’il soit nécessaire d’engager un procès, pour ordonner l’exécution de l’obligation, même de faire.
Depuis 1971, l’urgence n’est plus nécessaire, puisque le juge des référés, désigné en dehors de toute instance, peut se prononcer pour éviter un litige, pour ordonner des mesures préparatoires en vue d’un futur litige, pour obtenir une expertise, une communication de pièces ou toute mesure d’instruction. Le Nouveau Code de procédure civile français donne au juge des pouvoirs très larges, même en cas de contestation sérieuse. Il peut ainsi prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. « Le juge des référés est conçu pour statuer dans tous les cas : si la solution paraît s’imposer, il peut prendre une mesure de même nature que celle que prendrait le tribunal au fond; à défaut, il peut prendre des mesures d’instruction ou d’attente, pour éviter que les parties n’aient à recourir à des actes de justice privée », explique le docteur en droit. Le plus spectaculaire pour un public canadien est le second alinéa de l’article 809 du code français : « dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, il peut accorder une provision au créancier ». Le juge des référés peut alors ordonner, avec exécution provisoire, le paiement immédiat d’une facture, du moins pour sa partie incontestable.
Me Vuitton donne l’exemple d’un contrat avec bon de livraison. « Mais le débiteur ne paye pas. Le juge des référés peut statuer, dans le cadre d’un débat contradictoire. Le débiteur devra expliquer pourquoi il ne paye pas avec des arguments sérieux. Si sa défense est manifestement artificielle, le juge peut passer outre ». Si seule une partie de la facture est contestée, pourquoi bloquer tout le paiement jusqu’à la fin d’un long et coûteux procès de plusieurs années? Le juge peut condamner le commerçant indélicat à payer ce qu’il ne peut sérieusement contester. « C’est utile, notamment, pour les petits entrepreneurs, ceux qui ne peuvent pas tenir longtemps face à un adversaire plus solide financièrement », remarque Me Vuitton.
Autre exemple : celui d’un commerçant, qui vend son magasin à un collègue, avec une clause de non-concurrence lui interdisant de se réinstaller à proximité. « Imaginons que le vendeur s’est installé dix mètres plus loin, alors qu’il a interdiction d’y exercer son commerce, propose Me Vuitton. Le juge des référés peut accorder une provision financière à son adversaire, puisque le préjudice est incontestable et interdire au concurrent de poursuivre son activité manifestement illicite ». Les droits paraissent manifestement fondés et le préjudice pas sérieusement contestable.
« Lorsque le droit est évident, plaide Me Vuitton, le juge des référés peut prononcer une ordonnance à titre provisionnel sur la partie certaine, liquide et exigible de la créance. Si le droit n’est pas suffisamment évident pour ordonner le versement d’une provision financière, il peut néanmoins ordonner toutes les mesures nécessaires ». Le juge des référés peut intervenir en toute matière. Il peut ainsi, par exemple, accorder une somme d’argent immédiatement à des victimes, par exemple en cas d’accident de la route ou en cas de procédure criminelle, lorsqu’il n’y a manifestement aucun doute possible sur l’identité du débiteur. La procédure est aussi extrêmement rapide et ne nécessite pas une requête introductive d’instance devant le juge du procès. Le juge peut être saisi d’heure à heure, y compris en procédure d’appel. Selon l’urgence, il peut statuer immédiatement ou dans un délai de quelques jours ou semaines.
UNE JUSTICE TROP EXPÉDITIVE?
Mais juger si rapidement respecte-t-il les droits des parties? Me Vuitton en est convaincu. « Il y a trois garanties, affirmet-il. Le débat est contradictoire; la décision est provisoire et les parties peuvent toujours saisir le juge du procès auquel la décision de référé ne s’impose pas; elle est soumise, sauf exception, à un appel de plein droit. Le premier président de la Cour d’appel peut suspendre un jugement exécutoire, y compris une ordonnance de référé si le juge a manifestement erré, y compris lorsqu’il a ordonné le paiement d’une provision. Les craintes initiales d’une partie de la doctrine et des juges face au référé sont complètement vaincues, car les procédures de référé restent sous le contrôle vigilant de la Cour de cassation. La procédure est aujourd’hui tellement appréciée des justiciables qu’ils la réclament presque systématiquement et que souvent, notamment en matière commerciale, les parties en restent au référé et ne saisissent jamais le tribunal ». De ce fait, l’usage du référé a permis de désengorger les tribunaux en enlevant du rôle les procédures manifestement inutiles où la solution s’impose.
Mais Me Boisvert, qui estime que « des procédures très rapides pourraient heurter nos principes constitutionnels », est clairement mal à l’aise face aux explications données par Me Vuitton. Il se veut prudent et s’attend à des réticences de la part des juges et des avocats face à une éventuelle accélération des procédures. Un délai de 18 mois à deux ans pour procéder serait un bon compromis selon lui. « Le vrai problème qui choque du point de vue conceptuel dans notre système de droit, dit-il, serait d’ordonner de payer avant un jugement final. Que se passerait-il si le jugement final n’allait pas dans le même sens? »
Me Vuitton comprend ces réserves. « Nous avions les mêmes restrictions et défiances à l’égard du référé dans les années 1980. Ces procédures rapides sont maintenant largement acceptées. Très honnêtement, le mécanisme est parfaitement efficace et éprouvé en France. Il fait l’unanimité des justiciables au législateur. Ce mécanisme correspondait à un besoin, c’est un vrai succès encadré par des garanties suffisantes, on a suffisamment de recul pour l’affirmer ».
Pour l’avocat français, il fallait trouver un processus significatif et moralisateur, un moyen de contrer les personnes de mauvaise foi. Le référé est une solution pour qu’un juge puisse intervenir immédiatement avec de véritables pouvoirs. « L’objectif est d’avoir un moyen légal pour rétablir l’équilibre entre les forts et les faibles. Que personne ne puisse s’abstraire ou renoncer à la loi, à la justice, et être contraint de se soumettre à la loi du plus fort. Le référé est une procédure abordable et rapide, qui évite que les justiciables et les contentieux sortent du système judiciaire en n’ayant d’autres solutions que la justice privée ou la loi du plus fort ». Le haut magistrat français, Pierre Drai, a également vu l’usage du référé comme un moyen de désengorger les tribunaux français, d’enlever du rôle les procédures manifestement inutiles.
Quoi qu’il en soit, les réflexions menées au Québec depuis une quinzaine d’années pour accélérer la procédure civile ont déçu jusqu’ici. « Les réformes n’ont pas été assez efficaces pour obtenir un nouveau dynamisme judiciaire », constate Me Boisvert.
La réforme de 2003 a créé le délai de 180 jours quant à l’inscription pour enquête et audition des demandes contestées par écrit. « Mais il y a plusieurs problèmes, regrette Me Boisvert. Lorsque l’on est prêt, le système peut parfois faire attendre près de deux ans pour aller à l’étape suivante ». Pourtant, lorsque le dossier est simple, cela devrait fonctionner. Mais si le dossier est compliqué, les parties ne peuvent s’accorder sur un calendrier en 180 jours ou faire dans ce délai tout ce qui doit être fait. Il faut demander une extension du délai, ce qui ralentit encore la solution du contentieux.
Encore plus désolant, il existe déjà des mécanismes qui permettraient d’accélérer les procédures, mais ne sont pas appliqués ou qui sont tombés en désuétude. « La première réforme serait d’appliquer les procédures existantes », estime Me Boisvert, qui donne l’exemple de la requête en irrecevabilité. « Son application est exceptionnelle, alors que beaucoup de cas ne méritent pas d’être entendus. Par exemple, si une prescription apparaît au milieu d’un recours collectif, les juges estiment habituellement plus sage et plus prudent de tout entendre jusqu’à la fin. Résultat, on procède, et on perd une dizaine de jours d’audience, alors que les trois quarts des arguments d’un litige sont irrecevables. Cela retarde la machine judiciaire et coûte très cher aux parties. Pour rien ». Quelques réformes simples et efficaces pourraient être adoptées mais ne l’ont pas été, on ne sait pourquoi.
Toujours est-il que la création d’une sorte de juge de l’évidence, à la française, aurait la préférence du professeur. « Nous n’avons pas ici de procédure permettant d’accorder rapidement une provision financière, lorsque l’obligation n’est pas sérieusement contestable », reconnaît Me Boisvert. Ce serait une énorme amélioration des procédures. Ce qui me séduit, c’est lorsque le juge regarde le dossier et qu’une partie de la créance est due. Il est intéressant d’avoir une procédure qui constate que la défense est purement dilatoire. Il faut inventer des mécanismes pour que les parties soient plus raisonnables ».
Il existe toutefois un précédent québécois. Dans l’affaire Driscoll College c. Morin, en 1977, on avait ordonné de manière interlocutoire au gouvernement de ne pas bloquer une subvention, c’est-à-dire de la payer. Cette affaire a montré que le champ d’action de l’injonction interlocutoire pouvait s’élargir et permettre une intervention judiciaire rapide, efficace et élargie en faveur des justiciables.
« Malgré cette exception, la Cour d’appel et la doctrine ne reconnaissent le pouvoir de l’injonction que pour les obligations de faire et non de donner », constate Me Boisvert. « Il n’est donc pas possible d’ordonner par injonction à quelqu’un de payer ». D’ailleurs les tribunaux sont réticents à étendre leur champ d’application au paiement de sommes d’argent. Lorsqu’une saisie avant jugement est ordonnée, les fonds restent entre les mains de la justice.
En fin de compte, Me Boisvert trouve utile de comparer les deux systèmes. « Simplifier les procédures et importer certaines idées du système français, ce serait dans l’air du temps; que la décision soit plus rapide, cela vaut la peine d’être étudié ».