Ces juristes qui délaissent le privé pour le public
éric Martel
2019-09-23 15:00:00
« Lorsque j’ai annoncé mon départ à mon patron, j’avais les yeux pleins d’eau. C’était une décision à laquelle j’ai longuement pensé, qui a été vraiment tough », confie-t-il.
Mais rapidement, il constate avoir fait le bon choix. Habitué aux quarts de travail de « sept à sept », et à travailler un dimanche sur deux, parfois jusqu’à dix dimanches en ligne, son nouvel emploi lui permet de voir à nouveau le soleil.
Littéralement.
« Dès que j’ai eu mon nouvel emploi, je marchais, près de chez moi à cinq heures le soir, et j’ai réalisé qu’en revenant de la cour, je voyais le soleil pour la première fois depuis longtemps. C’était un sentiment complètement absurde: pendant toutes ces années, je ne l’avais pas vu les soirs de semaine », raconte-t-il, encore abasourdi.
Pourtant, Me Beauchesne explique passer autant de temps à la cour qu’avant. Comment est-ce possible?
« Tout ce qui est développement de la clientèle, gestion des processus de recrutement et du personnel, j’ai enlevé ça de mon horaire, explique-t-il. Au final, je compte autant d’heures facturables, mais je travaille beaucoup moins qu’avant. »
Malgré cela, celui qui a toujours rêvé secrètement à une carrière dans la fonction publique explique qu’en termes de droit, sa pratique est assez similaire à celle qu’il exerçait au privé. Si auparavant il se concentrait davantage sur le droit immobilier, désormais, il mène plus de dossiers de faillite et de demandes de sursis.
Cependant, la plus grande différence dans sa pratique n’est pas là.
« Dans les grands bureaux, on est plusieurs sur les dossiers. Là, on est seulement quelques avocats au bureau de Montréal. Ça fait en sorte qu’on est plus autonomes », mentionne le Barreau 2006.
Grosso modo, pour l’équilibre de vie, la qualité des dossiers et les changements dans sa pratique, Me Beauchesne semble ravi de son changement de carrière.
Son éloquence n’est toutefois pas la même lorsqu’on discute de rémunération.
« Au niveau des revenus bruts, il y a une grosse différence. C’est sûr que c’était un élément à prendre en considération dans ma décision, concède-t-il. Par contre, au privé, l’insécurité d’emploi n’est pas la même. Parfois, ça me trottait dans la tête… »
Pour l’intérêt public
Et puis, cette réalité relative à la rémunération ne s’applique pas à tous.
Pour Me Marie-Claude Blouin, qui pratiquait en solo il y a un peu plus d’un an, le changement a été salutaire.
« Je suis arrivée ici l’an dernier avec quatre ans d’expérience. À ce moment-là, il n’y avait pas une grosse différence, mais le changement s’avère positif d’année en année »,
estime-t-elle.
Dès l’obtention de son Barreau en 2014, Me Blouin souhaitait dénicher un emploi dans la fonction publique, après y avoir effectué deux stages. Jusqu’au moment d’intégrer le ministère de la Justice, elle tenait une pratique généraliste qui l’amenait à plaider.
Sa nouvelle réalité professionnelle est bien différente. En plus de rédiger des avis juridiques, elle valide des ententes et certains dossiers de législation. Puis, pour la première fois, elle participe présentement à l’élaboration d’un projet de loi.
Un nouveau mandat qui l’amène à faire des heures supplémentaires, sans oublier les heures de travail que nécessitent ses études dans un microprogramme en droit-légistique.
Rien pour ébranler l’ancienne de l’Université Laval.
« Dans le cadre de mes fonctions de légiste, j’ai l’impression que je contribue à l’avancement du droit, de pouvoir apporter quelque chose aux citoyens », se réjouit-elle.
En quête d’équilibre
Pour sa part, Me Bruno Sylvestre a laissé son poste chez Langlois, qu’il occupait depuis quatre ans, pour devenir avocat à la Direction des affaires juridiques du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques.
Ce grand coureur, qui fait des ultramarathons, explique qu’il misait sur un bon équilibre de vie chez Langlois. Par contre, la perspective future d’avoir des enfants l’a amené à faire le saut vers la fonction publique.
« Moi, j’excelle au bureau et dans ma vie familiale dans la mesure où j’ai une diversité dans mon horaire. Disons que j’atteins un point d’équilibre plus facilement dans mes nouvelles fonctions », résume-t-il.
Celui qui est toujours avocat en droit de l’environnement a désormais l’occasion de conseiller le ministère de la Justice et de l’Environnement dans divers dossiers bien connus, tels que l’épisode du Lac-Mégantic ou les inondations qui ont secoué le Québec lors de la dernière saison estivale.
Le Barreau 2009 donne également un coup de pouce aux plaideurs du Procureur général du Québec lorsque ceux-ci travaillent sur des dossiers en droit de l’environnement.
« Mes fonctions me donnent accès à une infinité de mandats, sans l’aspect de développement de la clientèle. Je pense que pour bien percer au privé, il faut posséder un appétit pour le développement de la clientèle, un aspect business qui n’était pas ma caractéristique dominante », analyse-t-il.
Il ne faut quand même pas penser que sa décision de rejoindre la fonction publique était facile.
« C’était un peu comme quitter une petite famille. J’estimais énormément mes collègues et j’avais un réel attachement envers eux », se remémore-t-il.
Un grand saut
Justement, puisqu’il ne s’agit pas d’une transition toujours facile à effectuer, Me Sylvestre conseille aux avocats en pratique privée de faire une grande introspection.
« Il faut qu’ils analysent leurs propres profils. Si le développement de clientèle ne les intéresse pas, et qu’ils aiment strictement le droit, ici, le terrain de jeu est immense. C’est un peu méconnu du public, mais il y a possibilité de travailler sur des dossiers vraiment intéressants, d’une grande variété », insiste-t-il.
« Soyez vigilants pour les concours d’ouverture de poste, prévient Me Beauchesne. Tout est une question de timing! »
Parlant de timing, plusieurs postes sont présentement ouverts au ministère de la Justice, avis aux intéressés...