La littérature est-elle de la pornographie juvénile?
Florence Tison
2019-12-18 14:30:00
L’acte d’accusation direct déposé par la Couronne en avril dernier empêche toute enquête préliminaire et envoie directement les défendants au tribunal.
Le milieu littéraire québécois s’est immédiatement porté à la défense de l’écrivain et de son éditeur, avec notamment une pétition regroupant à ce jour plus de 16 000 signatures. Mais du côté de la loi, y a-t-il matière à condamnation… ou même à accusation?
Le professeur de droit à l’Université de Montréal et spécialiste du droit des communications Pierre Trudel estime que non.
« Je trouve ça très grave, indique Pierre Trudel. On a l’air de laisser aller cette poursuite-là, en forçant l’auteur et l’éditeur à se défendre d’une accusation criminelle de laquelle ils ont beaucoup de chances d’être acquittés. »
Le professeur est d’autant plus surpris qu’il existe une disposition spécifique dans le code criminel qui distingue les oeuvres littéraires de la pornographique juvénile.
Voici l’extrait de l’article en question :
163.1 (6) Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction au présent article si les actes qui constitueraient l’infraction :
- a) ont un but légitime lié à l’administration de la justice, à la science, à la médecine, à l’éducation ou aux arts;
- b) ne posent pas de risque indu pour les personnes âgées de moins de dix-huit ans.
Une jurisprudence claire
La Cour suprême a même spécifié en 2001 dans l’arrêt R. c. Sharpe que les oeuvres littéraires ne sont pas visées par l’article 163.1 du code criminel sur la pornographie juvénile.
''Sans laisser entendre que la distinction est facile à faire en pratique, l’analyse fondée sur l’objet visé paraît exclure bon nombre d’exemples de situations qui illustreraient la portée excessive de la disposition. Par exemple, les œuvres vouées à la description et à l’exploration de différents aspects de la vie qui, de manière incidente, font état d’actes illégaux accomplis avec des enfants ne sont vraisemblablement pas visées. Même si Lolita de Nabokov, Decameron de Boccace et le Banquet de Platon représentent ou analysent des activités sexuelles avec des enfants, on ne saurait dire, objectivement, que ces œuvres préconisent ou conseillent un tel comportement au sens de l’encourager activement.''
Pour Pierre Trudel, la jurisprudence est très claire. Il n’y a pas matière à poursuite dans le roman Hansel et Gretel, ni dans aucun autre roman, d’ailleurs.
« La Cour suprême dit que (les oeuvres littéraires sont) à être distinguées de ce qui est visé par l’article 163.1 : des actes qui visent à encourager les activités de violence sexuelles impliquant des enfants réels, par opposition à des oeuvres littéraires qui ne cherchent pas à les promouvoir, au contraire, mais plutôt qui racontent une histoire, et dans l’histoire, il se passe des activités de cette nature-là. »
Une autre cause datant de 2012 a vu Rémy Couture, surnommé « le maquilleur de l’horreur » acquitté d’accusations de production, possession et distribution de matériel obscène. Le spécialiste en effets spéciaux d’horreur avait mis en ligne un portfolio regroupant certaines de ses oeuvres professionnelles sous forme de faux journal d’un tueur en série.
Une décision étrange du DPCP
Pourquoi alors le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a-t-il autorisé la poursuite? Le professeur Pierre Trudel se l’explique mal.
« Je ne comprend pas! On entend souvent dire que le DPCP a l’air de trouver plein d’objections quand c’est le temps de poursuivre dans certain domaines, souligne le professeur. Ils ont l’air de trouver que la jurisprudence n’est pas assez claire, il faut qu’ils soient blindés à quadruple tour! »
Dans le cas de l’écrivain Yvan Godbout, le professeur estime toutefois qu’il y a des doutes extrêmement sérieux sur le bien-fondé d’une telle poursuite. Mais cette fois-ci, le DPCP n’a pas semblé hésiter.
Inquiétant pour le milieu littéraire québécois
Si l’on se fie à l’article 163.1 et à l’arrêt Sharpe, Yvan Godbout et les Éditions AdA seront vraisemblablement acquittés. Tant mieux, mais le mal est fait, estime le professeur de droit Pierre Trudel.
« Je trouve que ça a un effet extrêmement réfrigérant, extrêmement inhibiteur sur l’activité créatrice », indique Pierre Trudel.
« C’est ça, le danger de ce type de poursuite. Ce n’est pas tellement que la personne soit finalement acquittée ou perde un procès, c’est le fait de lui imposer un procès, d’aller se défendre, et d’aller démontrer que c’est une oeuvre littéraire alors qu’il me semble qu’une personne raisonnable qui le lirait devrait s’en rendre compte rapidement! »
Les romans policiers et de science fiction regorgent de scènes de crime, explicites ou non. Les écrivains québécois auraient-ils à craindre un nouvel Index?
« Être un auteur de romans qui traitent des aspects les plus glauques de notre société, j’y penserais à deux fois avant d’écrire certains types de scènes », confie Pierre Trudel.