Vie de condo : les règles de la discorde
Radio-Canada Et Cbc
2024-12-11 14:15:03
Que se passe-t-il si les règles adoptées par le C.A en copropriété n'ont pas été adoptées en bonne et due forme ou ne respectent pas la loi?
En 2021, Yuani Fragata devient l’heureux propriétaire d’un appartement en copropriété dans un grand immeuble de Montréal, à un jet de pierre du parc Lafontaine, qui compte plus de 400 logements. « J'adorais l'idée de rentrer dans une communauté où habitent près de 1000 personnes », dit-il. Tout se passe pour le mieux jusqu’en 2023.
C’est à ce moment qu’avec plusieurs autres copropriétaires, il commence à se poser des questions sur la gouvernance et sur la validité des règles. Nous avons parlé avec une trentaine de copropriétaires, anciens ou actuels, de cet immeuble. La majorité estime que le conseil d’administration va trop loin.
« On est de moins en moins libres de faire ce qu'on veut chez soi », affirme Sophie Maheu. « Il y a beaucoup de gens qui sont aux prises avec l'administration qui n'en peuvent plus», soutient pour sa part André Surprenant.
« La réglementation avec les tarifs et les pénalités ont rendu l'atmosphère un peu stressante », ajoute Jacques Tremblay, qui est lui aussi propriétaire d'un appartement.
Des frais d’ascenseurs qui passent mal
Selon plusieurs copropriétaires, c’est en 2023 que la tension monte d’un cran avec l’imposition de frais de 25 $ à 100 $ pour la livraison de gros objets par les ascenseurs. Plusieurs résidents jugent la mesure déraisonnable.
« Si on n'est pas en train de bloquer un ascenseur pendant 3 heures, en quoi ça regarde l'administration? » se demande Yuani Fragata.
Le conseil d’administration a refusé notre demande d’entrevue et remet en question la pertinence du sujet. Par courriel, il nous dit avoir mis en place un principe d’utilisateur-payeur en raison de l’augmentation marquée des déménagements et livraisons de colis, qui accaparent de plus en plus son personnel.
La fondatrice de l’Association québécoise des gestionnaires de copropriétés, Élise Beauchesne, est étonnée de l’imposition de tarifs pour les livraisons.
« Quelqu'un qui va se faire livrer un cellier pour le vin dans son appartement, ça ne mobilise pas un ascenseur durant une longue période. Donc, normalement, il va y avoir cette distinction-là entre livraison et déménagement. Et le frais va s'appliquer uniquement dans le cas de déménagements », explique celle qui est aussi à la tête de Solution condo, une entreprise de gestion de copropriété.
Des frais adoptés uniquement par le conseil d’administration
Ce qui dérange également plusieurs copropriétaires, c’est que les frais d’ascenseur ont été adoptés par le conseil d’administration de l’immeuble sans être soumis au vote des copropriétaires en assemblée générale.
Le C. A. soutient avoir obtenu des avis juridiques disant qu'il a le droit d'agir de la sorte, mais ce n’est pas l’avis des avocats experts en copropriété que nous avons consultés.
« De façon générale, ce sont les copropriétaires qui décident de l'adoption des charges, des frais », explique l’avocat Yves Papineau. Sa consœur, Marie-Cécile Bodéüs, va dans le même sens. « Alors, ces frais-là, le conseil d'administration n'a pas le pouvoir de les établir lui-même sans que ça ne soit passé par l'assemblée des copropriétaires », précise l’avocate.
Selon elle, ces frais ne sont donc pas exécutoires s’ils n’ont été adoptés que par le conseil d’administration.
Le C. A. affirme que ses membres agissent de bonne foi et ont été élus à la majorité. Il ajoute que les critiques à son endroit proviennent d’un petit groupe de copropriétaires.
L’utilisation des caméras en copropriété : que dit la loi?
Des copropriétaires nous disent se sentir épiés en raison de l’utilisation de caméras de surveillance pour faire respecter les règlements, mais aussi les règles dont celle touchant les ascenseurs.
De son côté, le conseil d’administration dit respecter la loi et fait valoir que les caméras sont utiles en cas de dommages, de vandalisme, mais aussi d’infraction à un règlement de l’immeuble. Sur ce point précis, le conseil d’administration exagère-t-il?
Les avis de nos experts divergent. « L'utilisation des caméras en copropriété, elle est là pour constater des méfaits, constater des dommages, mais elle n'est pas là pour être visionnée en continu à la recherche de fautes qui auraient pu être commises », souligne Me Marie-Cécile Bodéüs.
Me Yves Papineau, en revanche, estime que les caméras peuvent être utilisées plus largement pour faire respecter un règlement de la copropriété.
Interdiction de location à long terme
Il n’y a pas que certaines décisions du C. A. qui dérangent. Certaines prises en assemblée générale suscitent aussi une levée de boucliers.
Pour Kim Zakaïb, la goutte qui fait déborder le vase, c’est un nouveau règlement qui interdit toute nouvelle location de condo à long terme, pour un an ou plus. « C'est vraiment pour moi une situation qui est inacceptable », explique la propriétaire occupante qui espérait éventuellement louer son logement.
Élodie Martel, une résidente de longue date, est elle aussi choquée par le règlement. Notre condo, c'est censé être à nous. Alors moi, je considère que c'est de l'ingérence, fait-elle valoir.
Pour nos experts, l’interdiction de toute nouvelle location à long terme est carrément illégale. Le pouvoir de louer son unité privative appartient à tout copropriétaire, selon l’avocate Marie-Cécile Bodéüs. Par ailleurs, le règlement crée deux catégories : elle permet à ceux qui louent déjà de continuer à le faire, mais interdit la pratique aux autres.
Or, la loi ne le permet pas d’agir de la sorte, selon nos deux experts. « Faire une discrimination à travers les copropriétaires est formellement interdite », précise Me Bodéüs. « Les droits acquis, ça existe en matière municipale, mais ça n’existe pas en matière de copropriété », souligne Me Yves Papineau.
Il ajoute que l’on peut interdire la location à court terme, de type Airbnb, mais qu’il n’est pas possible de limiter le nombre d'appartements loués dans un immeuble. Fait à noter : ce type de location était déjà interdite dans l’immeuble et ce, en toute légalité.
De son côté, le conseil d’administration explique que près de la moitié des condos sont loués et qu’il faut agir pour préserver l’assurabilité de l’immeuble. Pour l’avocat Yves Papineau, il est vrai qu’un tel taux de location, qui n’est pas unique à cet immeuble, n’est pas une situation idéale.
« 52 % ou 53 % des logements en copropriété à Montréal, dans les environs sont loués. C'était pas tellement ça l'idée au départ. L'idée au départ était d'avoir des propriétaires occupants. Les assureurs aiment moins ça parce qu'on change de catégorie d'immeuble.»
Malgré les critiques, le règlement sur la location a été adopté en assemblée générale l’été dernier.
L’accès à un important contrat
Des copropriétaires déplorent aussi que le C. A. ait tardé à leur donner accès à un contrat de plus de 1,3 million de dollars accordé à une entreprise pour l’installation d’un système de protection contre les dégâts d’eau. Or, à ce sujet la loi est claire, selon nos experts : un copropriétaire doit pouvoir consulter les contrats de son syndicat de copropriété.
« Le syndicat doit donner accès au registre de l'immeuble. Donc, ça peut être des accès virtuels aux contrats, ça peut être un accès papier sur rendez-vous au bureau de gestion, mais les contrats font partie du registre lui-même », affirme Élise Beauchesne, fondatrice de l’Association québécoise des gestionnaires de copropriétés.
Selon le conseil d’administration, cette demande de document est inhabituelle puisque depuis sa fondation en 1990, aucun contrat signé n’a été demandé par un copropriétaire ou transmis à un copropriétaire.
Cela dit, le conseil nous écrit avoir finalement donné accès au contrat comme le réclamaient des copropriétaires afin d’éviter d’attiser davantage toute campagne de désinformation qui circule depuis des mois dans l’immeuble.
Les chicanes en copropriété : pas un cas unique
L’exemple de cet immeuble n’est pas unique. De plus en plus de gens vivent en condo, un mode d’habitation qui comporte des défis.
« Une copropriété, c'est comme un grand village, donc c'est sujet à conflits parce que c'est plusieurs manières de voir la vie qu'on doit rassembler sous un même toit », souligne la fondatrice de l’Association québécoise des gestionnaires de copropriétés, Élise Beauchesne.
Me Bodéüs va dans le même sens. À cela s’ajoute le fait, selon elle, que souvent les copropriétaires et administrateurs n’ont pas une bonne compréhension de la loi.
Toutefois, selon Me Papineau, il ne faut pas exagérer non plus l’ampleur des différends en copropriété.
« J'habite en copropriété et je suis très heureux d'y habiter, mais il faut choisir son immeuble. Il faut comprendre qu'on n'ira pas faire ce qu'on veut, quand on veut, comme on veut. Alors, vous savez, la copropriété, ça peut être un cauchemar, mais ça peut être extraordinaire aussi », affirme-t-il.
Des pistes de solutions
Des copropriétaires contestent maintenant, devant les tribunaux, la légalité des règlements sur la location que défend le conseil d’administration de l’immeuble. Pour régler ce genre de différend à faible coût, Yves Papineau plaide depuis des années pour l’équivalent du tribunal du logement, mais pour la copropriété, comme cela existe déjà en Ontario.
« Il n'y a pas de raison qu'on n’ait pas un tribunal spécialisé pour ça. Les locataires et les locateurs ont plus de droits et d'informations qu'un copropriétaire », soutient l’avocat.
Des changements
Revenons à l’immeuble en copropriété dont il est question dans ce reportage. Dernièrement, son conseil d’administration a procédé à plusieurs changements. Entre autres, les frais d’ascenseur pour les livraisons ont été abolis et ceux pour les déménagements ont été réduits.
Yuani Fragata s’en réjouit : « On vient de commencer à brasser l'arbre, il y a déjà plein de pommes qui tombent. C'est quand même le fun. Donc, s'il y a d'autres copropriétés au Québec qui se demandent, écoutez, commencez juste à vous organiser et à mettre des mesures en place ».
Les copropriétaires rencontrés y vont de quelques conseils à leurs semblables : impliquez-vous, allez aux réunions et lisez les documents. Soyez vigilants parce que ça peut se mettre à mal aller sur un 10 ¢, selon la copropriétaire Sophie Maheu.