J’ai mal à ma Justice...
Juriste Anonyme
2022-12-16 14:30:00
J‘ai mal à ma Justice…
Quelques nuances méritent d’être apportées pour décrire ce qui se vit au quotidien dans les Palais de justice du Québec. Certaines impressions laissées dans les médias traditionnels, sur les réseaux sociaux et par certains membres du gouvernement étonnent.
Le milieu judiciaire est majoritairement composé de gens de cœur compétents, dévoués et soucieux d’offrir aux justiciables une justice de qualité. Ces gens sont toutefois dépassés par l’ampleur de la tâche à assumer.
Soumis au feu incessant de critiques souvent injustifiées, surtout lorsqu’elles proviennent de la bouche de ceux qui ont la responsabilité de gérer l’important ministère qu’est celui de la Justice, les ressources humaines sont épuisées.
Le sous-financement chronique en justice est connu et bien documenté, ce n’est un secret pour personne. Ce champ de compétence a longtemps été négligé par le gouvernement québécois.
Les initiés autant que les justiciables savent que la Justice est le parent pauvre de tous les ministères, en termes de traitement de son personnel, en renouvellement de ses infrastructures et en financement général.
La Justice a un besoin urgent d’un budget à la hauteur des hautes responsabilités que tous ses acteurs assument. Et les demandes sont bien modestes en comparaison du budget de fonctionnement total de l'État.
On a trop attendu avant d'investir dans la modernisation des outils à la disposition des tribunaux et favoriser ainsi un meilleur accès pour la population à des services de qualité.
A l'instar de ses prédécesseurs, le ministre actuel connaît ces enjeux. Il sait qu’il n’a pas agi avec la célérité requise dans des dossiers actuellement sensibles. Il ne peut certes pas prétendre que l‘administration d'une meilleure justice au Québec soit ici son principal objectif.
A titre d’exemple, les membres du gouvernement savent pertinemment bien, depuis les conclusions de la commission Laurent, que des ressources supplémentaires doivent être injectées en justice pour une meilleure protection des jeunes confiés à la DPJ. Pourtant, rien n’a été fait et les délais d’intervention s‘étirent. La nomination de juges additionnels en Chambre de la Jeunesse se fait aussi attendre malgré une recrudescence de plaintes qui ne fait qu‘augmenter les délais d’audition engendrant ainsi de réels dangers pour la sécurité d’enfants vulnérables.
En matière d’administration de la justice criminelle, même inaction!
L’arrêt Jordan
La problématique des délais est connue depuis plus d’une décennie; elle n’a été prise au sérieux par le gouvernement qu’au moment où la Cour suprême l’a reconnue dans l’arrêt Jordan en 2016. Le gouvernement d’alors avait choisi de faire face à ses responsabilités, acculé au pied du mur et voulant sauver les apparences.
L’exécutif avait alors nommé quelques juges supplémentaires en 2017, un diachylon sur une large plaie, une solution déjà nettement insuffisante pour endiguer le grave problème de délais qui était dénoncé par plusieurs, même a cette époque, accentué par le manque de ressources générales allouées en justice.
Une crise profonde se profilait à l'horizon depuis plusieurs années, un diagnostic connu du gouvernement actuel qui continue, consciemment, de faire défaut à ses devoirs d'investir pour améliorer l'accès à la justice.
Où sont passés les journalistes d'enquêtes pour poser les bonnes questions et réaliser des reportages de qualité sur la réalité et l'ampleur des défis qui se posent en justice?
Où est l'analyse du travail des intervenants sur le terrain, ces gens dévoués, compétents et disponibles n'ayant pas les outils ni le support nécessaire à l'exécution de leurs tâches?
Un peu à l'image des anges du domaine de la santé, ceux et celles qui travaillent actuellement dans le domaine judiciaire tentent de faire plus avec moins, de s'adapter et de compenser l'absence de matériel et d'outils informatiques performants par leur créativité. Le manque de personnel de soutien oblige ceux qui restent à prolonger leurs horaires de travail, menant à une implosion inévitable du système, à moins d'investissements majeurs en Justice.
Non seulement le problème des délais judiciaires tarde à être résolu mais il risque d'être accentué par une désertion catastrophique des employés sous-payés des Palais de justice, démotivés par l'inertie de l'État.
Des juges impuissants
Les juges assistent impuissants à cette débandade puisqu'ils n’ont que peu de pouvoir sur l'administration de la justice, une compétence qui relève du gouvernement.
Les juges à la Chambre criminelle ont réussi, après Jordan, à éviter l'hécatombe en accentuant la cadence pour limiter les arrêts de procédure, enfilant procès après procès, jours après jours. Même s'ils sont toujours au rendez-vous, ils n'arriveront plus à gérer seuls, sans renfort, ce puits sans fond de causes de plus en plus complexes.
Avec le volume grandissant de dossiers nécessitant des auditions de plus en plus longues, notamment avec le nombre accru d'accusations émanant du mouvement de dénonciations « Me Too » en matière d’agressions sexuelles, il est illusoire de croire que le contingent actuel de juges puisse entendre toutes les causes au rôle et ce, indépendamment du ratio de jours ou ils(elles) siègent.
Les juges ont assurément le souci d'accueillir convenablement les victimes dans leur salle de Cour, de prendre le temps requis pour qu'elles se sentent entendues, un souhait formulé par le ministre lui-même lors de la création de sa « division spécialisée ».
L'enjeu de l'allongement inévitable de ces procès ainsi que des délais d'audition causés par ce changement d'approche endossé par le ministre, n'est toutefois jamais discuté sur la place publique.
Que fait le ministre?
Cette nouvelle « division spécialisée » a cependant été accompagnée de budgets et d'ajout de postes chez d'autres collaborateurs, comme le DPCP et le CAVAC pour pallier la surcharge de travail envisagée. Le ministre continue toutefois de faire la sourde oreille aux demandes de nommer d'autres juges pour entendre ces causes.
Le fait que des accusés choisissent de se défendre seuls, un phénomène récurrent qui complique également la tenue de plusieurs de ces procès ajoute aux délais occasionnés.
Que ce soit en matière sexuelle, conjugale, dans des dossiers de fraudes, de conduite automobile, de trafic de drogues ou des autres crimes dont ceux commis par des organisations criminelles, les juges ne créent pas les litiges, ils les entendent et doivent en décider.
Chaque décision qu'un juge doit rendre doit être suffisamment motivée pour satisfaire aux normes édictées par les tribunaux supérieurs afin d'en permettre un examen en appel.
Tous les acteurs du système judiciaire peuvent en témoigner, les auditions en chambre criminelle n'ont plus rien à voir avec la pratique d'il y a 40 ans. L'époque de la décision rendue oralement et rapidement en salle de Cour, sans que les justiciables n'en comprennent toujours les motifs, est révolue. Cette réflexion et cette rédaction prennent du temps. Outre l'obligation pour les juges de première instance de motiver leurs décisions, même celles rendues oralement en salle de Cour, ils doivent aussi émettre diverses ordonnances qui se sont elles aussi multipliées au cours des dernières années.
L'intérêt des médias pour les choses judiciaires, certaines plus que d'autres, a aussi créé une pression quelquefois presque insoutenable sur tous les acteurs du système, qu'ils soient avocats, greffiers ou juges alors qu'ils sont confrontés à des faits de plus en plus sordides et à la misère humaine. Finie l'époque où l'on croyait les juges immunisés contre l'empreinte de l'usure ou la virulence de certaines critiques; les juges sont des êtres humains.- Il est injuste et tout à fait inexact de prétendre, comme le laisse entendre le ministre de la Justice, que c'est la juge en chef de la Cour du Québec qui aura créé un grave problème en matière de justice, en révisant le ratio de ses juges pour leur donner le temps de faire leur travail.
FAUX.
Le problème des délais provient de sources variées et existe depuis longtemps ; il a tout simplement été ignoré par les élus. Il n'a pas été créé par le changement d'un ratio décrié par tous comme inadéquat depuis plus de 10 ans.
L'épuisement des ressources humaines œuvrant dans les Palais de Justice de tout le Québec est également une chronique annoncée depuis des années, autant chez les employés des greffes que chez tous ceux qui ont la charge d'exécuter des tâches aux divers échelons de l'appareil judiciaire, juges compris.
Récemment, la Covid a aussi frappé le judiciaire, un milieu déjà fragilisé par le surmenage et la désuétude technologique, une déficience encore une fois directement proportionnelle à l'absence d'un financement adéquat en Justice.
Traînant de la patte dans la modernisation de son parc informatique, une démarche qui aurait dû être amorcée bien avant, le ministère de la Justice a aussi dû gérer en urgence, au début de la pandémie, des systèmes technologiques désuets et qui, à l'aube de 2023, doivent encore être améliorés car ils peinent à soutenir la tenue essentielle d'auditions virtuelles.
Tous les observateurs savent pertinemment bien que les motifs évoqués par le ministre pour justifier la crise actuelle en Justice n'est que poudre aux yeux; un écran de fumée qui lui permet d'éviter les critiques sur les ratés du système, n'ayant jamais assumé correctement ses responsabilités auparavant.
Le ministère de la Justice du Québec annonce avoir pour mission de favoriser la confiance des citoyens et le respect des droits individuels et collectifs par le maintien d'un système de justice qui soit à la fois accessible et intègre, soutenant la primauté du droit.
Force est de constater que le contexte actuel démontre un échec indéniable quant à la mise en œuvre de cette mission. : Le ministre doit se raviser plutôt que se porter en victime et se chercher un(e) bouc émissaire.
Son premier objectif devrait être de traiter ses vis-à-vis avec respect, de convier tous les acteurs significatifs à une réflexion profonde sur les enjeux auxquels notre société doit faire face pour mieux définir la justice de demain.
Une vision occulte et dogmatique
Le ministre préfère actuellement s'aliéner ses alliés et compromet la confiance du public dans ses institutions en adoptant une attitude de matamore, caractéristique de son type d'approche dans plusieurs des dossiers qui lui ont été confiés à ce jour.
Pendant ce temps, sa vision de l'avenir de la justice demeure occulte et dogmatique, sauf lorsqu'il est temps de se pavaner devant les caméras et d'entretenir son capital politique.
Ses propos arrogants envers ses collaborateurs n'ont d'égal que son mépris à l'égard de la juge « ROULEAU », une juriste qui n'accumulait, jusqu'à cette confrontation, que des éloges pour sa prestation à la direction de la Cour.
Est-ce que l'entêtement du ministre pourrait s'expliquer ici par son désir d'avoir raison à tout prix sur des sujets étrangers à la justice ? Se soucie-t-il vraiment de l'intérêt des justiciables ?
Soyons clairs, l'affrontement entre la juge en chef et le ministre de la Justice est contre-productif mais cache présentement les véritables enjeux.
Une guerre d’égo ?
La juge Rondeau a déclenché la hargne du ministre lorsqu'elle a exigé de garder la discrétion historique des juges en chef de déterminer que les nouveaux juges requièrent la maîtrise de la langue anglaise dans un contexte donné. Et cette saga perdure depuis en plombant toutes les autres initiatives pourtant essentielles à la bonne administration de la justice. Pourquoi cet objectif était-il soudainement si prioritaire aux yeux du politicien qui portait alors deux chapeaux ministériels, celui de la Justice et celui de défenseur de la langue française.
Peu importe ses raisons, il n'a jamais pardonné à la Direction de la Cour son affront public à ce sujet et s'attaque depuis à la juge en chef, en tentant de miner sa crédibilité, en déposant des procédures judiciaires contre elle et la Cour ou en la critiquant ouvertement dans les médias.
C'est du jamais vu et tous conviennent que cette « guéguerre » a assez duré !
Le ministre accuse maintenant cette femme qui lui a tenu tête de vouloir s'ingérer dans les affaires de l'État alors qu'il tente par divers moyens de s'immiscer dans la gestion de la Cour.
La juge en chef n'a aucun intérêt personnel à gagner d’un affrontement avec le ministre, elle défend l'institution.
Le ministre persiste toutefois dans une lutte stérile en s'adressant aux tribunaux supérieurs pour désormais contester les décisions de la juge en chef; il est offusqué de ne pas pouvoir aller jouer dans un carré de sable qui n'est pas le sien.
Devant ses insuccès à la Cour supérieure, le ministre se montre toujours vindicatif, incapable de se concentrer sur les besoins des citoyens en matière de justice. Juriste de formation, il continue de faire preuve d'une méconnaissance de la loi, du partage des pouvoirs et de l'application des chartes, démontrant régulièrement son ignorance de ce qui se déroule quotidiennement dans les salles de Cour au Québec.
Legault a des amis juges ?
L'ingérence politique a d'ailleurs atteint son comble lorsque le premier ministre Legault, reconnu pour son côté populiste, est récemment venu au secours de son dauphin, disant détenir des informations privilégiées émanant de « ses amis juges ».
Il est désolant que le premier ministre se soit abaissé à ce niveau, diffusant ce type de commentaires perçu à juste titre comme une ingérence inacceptable et une tactique dérisoire pour déstabiliser le pouvoir judiciaire.
Monsieur Legault devait s'abstenir de manquer de respect publiquement à une juge gestionnaire de haut niveau, dont la légitimité demeure incontestée. Elle a récemment reçu un appui massif de tous ses collègues, à l'exception peut-être de certains ayant des velléités de la remplacer à l'automne 2023.
Mais d'ici là, qu'arrivera-t-il du respect des principes devant sous-tendre toutes les initiatives en matière d'administration de la justice, l'accès aux tribunaux, les impératifs d'efficacité, de collaboration, d'ouverture, de transparence, de bonne foi et de développement des modes alternatifs de règlement des litiges.
Le ministre, pourtant jeune avocat, semble avoir oublié, si l'on se fie à certaines de ses déclarations publiques, les principes juridiques de base au sujet de la séparation des pouvoirs. Le respect des trois ordres, le législatif, l'exécutif et le judiciaire constitue pourtant la pierre angulaire de toute saine démocratie.
L'exécutif, dont le ministre est le porte-étendard en matière de justice, tente actuellement de s'arroger des pouvoirs qu'il ne possède pas et d'amoindrir ainsi l'autorité morale des tribunaux, si ce n'est d'influencer le travail des juges par ses propos et ses actions.
En s'attaquant à la crédibilité et à la réputation des juges, il ébranle la stabilité de l’ordre social et alimente des conflits qui restreignent le concept au cœur même de tout État de droit, l'indépendance judiciaire.
Le contexte social des derniers temps a mis à mal la capacité du système à continuer de rendre une justice de qualité sans ajout de ressources; ces préoccupations doivent être rapidement prises au sérieux par le ministre de la Justice.
On attend d'un ministre qu'il soit inspirant, visionnaire, crédible et bienveillant, au lieu de personnifier la confrontation, l'arrogance et l'acrimonie.
Le système est actuellement blessé, certaines de ses fractures existaient bien avant l'avènement du gouvernement actuel mais elles ne cessent de s'infecter depuis la nomination du ministre de la justice.
Si l'on veut se prémunir contre d'autres maux, la Justice aura grandement besoin dans un avenir rapproché que tous ses acteurs agissent ensemble de façon concertée, pour insuffler à son système un nouveau souffle.
Une grande réflexion est nécessaire
Une grande réflexion s’impose ; elle pourrait se tenir sous la gouverne d'un exécutif ouvert et prêt à trouver de réelles solutions pour que l'appareil judiciaire demeure respecté par toute la communauté. L'opposition devrait aussi s'intéresser de près à la question avant qu'il ne soit trop tard.
La société à évolué ; la technologie et les relations humaines se sont aussi redéfinies depuis la levée du confinement obligatoire.
Le fonctionnement de l'appareil judiciaire doit lui aussi s'adapter pour rester au diapason.
Les critiques au sujet de l'application du nouveau ratio de la magistrature contribuent à camoufler l'identification des véritables problèmes en matière de justice et à retarder l'application de solutions cruciales.
La justice ne devrait pas se laisser distraire par quelques acteurs tentés de faire diversion en divisant pour mieux régner.
Le public n'est pas dupe.
La justice doit recevoir rapidement l'attention et le budget qu'elle mérite avant qu'elle ne soit trop malade pour être soignée.
Anonyme
il y a 2 ans"Où sont passés les journalistes d'enquêtes pour poser les bonnes questions et réaliser des reportages de qualité sur la réalité et l'ampleur des défis qui se posent en justice?"
Les journalistes en général (incluant le peu de journalistes d'enquête qui restent) consacrent une bonne partie de leurs énergies à traiter de complotiste ou de pro-Poutine les gens qui ne partagent pas les points de vus jugés acceptables par la classe politique.
Anonyme
il y a 2 ansTexte rédigé avec profondeur, mais une volonté si omniprésente, voire même lassante à plusieurs reprises, de dépeindre le ministre de la justice comme le pire des personnages qu’on perd l’essence du message…
Au final, on dirait plus une rétorsion qu’autre chose.
Avocate
il y a 2 ansVotre texte est intéressant et notre système de justice a besoin d’un grand ménage. Et pas d’une opération esthétique.
N’oublions pas que derrière le ministre dont le siège est éjectable, il y a des hauts fonctionnaires qui eux n’ont pas à craindre d’être évincés de leur poste. Ce sont eux qui tirent les ficelles.
Même un ministre de la justice exceptionnel devrait faire avec une machine lourde et campée dans ses habitudes, avec la vision des quelques personnes haut placées qui chapeautent les réformes.
Il faudrait regarder de ce côté là aussi pour qu’une réforme bien planifiée se rendent jusque dans les palais de justice.
oui
il y a 2 ans100% en accord avec votre texte.
Cela dit, loin de moi l'idée d'être pessimiste, mais j'ai peine à voir des perspectives de changement à l'horizon. S'il y a bien une chose que 2020-2021 nous a enseignée, c'est que les CAQistes feront comme bon leur semble. Tant que la majorité de québécois votant CAQ (ceux-là même qui n'ont pas les capacités de générer un revenu supérieur au moyen revenu du Québec, et encore moins afin d'entreprendre des réflexions de la qualité de celles qui sont dans ce texte) suivront la CAQ, c'est peine perdue.