L’identité de genre : un motif illicite de discrimination à l’embauche
Yanick Gagnon-carbonneau, Valérie Allard Et Éloïse Carle
2024-07-26 11:15:44
Focus sur une récente décision du Tribunal des droits de la personne…
Le Tribunal des droits de la personne a récemment condamné un employeur pour refus discriminatoire d’embauche basé sur l’identité de genre.
Cette décision réaffirme les principes bien établis de la lutte contre la discrimination en matière d’emploi, tout en les appliquant à un cas spécifique.
La décision du Tribunal des droits de la personne dans le cas Bar Lucky 7, rendue le 10 juin dernier, constitue un nouveau cas d’intérêt méritant l’attention des employeurs soucieux d’offrir un environnement de travail inclusif et respectueux de la diversité.
Les faits
À l’hiver 2017, la plaignante, une femme trans, se présente à son premier quart de travail dans un bar de Montréal.
Après une formation pour un poste de serveuse, le gérant lui demande si elle est une personne trans. Après confirmation, il refuse de l’embaucher, invoquant sa sécurité et la réaction des clients du bar.
La décision
Le Tribunal commence son analyse en rappelant que l’année 2016 a marqué un tournant significatif dans la reconnaissance des droits liés à l’identité de genre au Québec. Avec l’inclusion de l’identité de genre comme motif de discrimination protégé par l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne, le législateur québécois a notamment renforcé la protection juridique des personnes trans et non binaires.
Le Tribunal confirme que les mots «identité ou expression du genre» contenus à l’article 10 de la Charte incluent entre autres le fait d’être une personne trans.
Désormais, le test en deux étapes, qui a été élaboré par les tribunaux en matière de discrimination, s’applique aux inégalités fondées sur l’identité de genre. La première étape du test consiste à démontrer l’existence d’une discrimination prima facie à partir de la démonstration des trois éléments suivants :
1) une distinction, exclusion ou préférence;
2) fondée sur l’un des motifs énumérés à l’alinéa 1 de l’article 10 de la Charte;
3) et qui a pour effet de détruire ou de compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne.
Ce fardeau repose sur les épaules de la personne plaignante, laquelle, en l’espèce, a facilement démontré les trois éléments. Par conséquent, le Tribunal passe rapidement à la deuxième étape d’analyse.
À la deuxième étape, il appartient au défendeur, ici l’employeur, de justifier sa décision ou sa conduite par des moyens de défense, ou de réfuter l’acte allégué qui lui est reproché. À cette étape, un employeur peut utiliser deux moyens de défense, soit :
1) une défense liée aux «aptitudes ou qualités requises par un emploi»;
2) une défense liée au «caractère charitable, philanthropique, religieux, politique ou éducatif d’une institution sans but lucratif, ou qui est vouée exclusivement au bien-être d’un groupe ethnique est réputée non discriminatoire». Si l’employeur ne parvient pas à justifier le refus d’embauche sur l’une de ces deux bases, il y a violation des principes de non-discrimination établis par la Charte.
Pour rappel, dans ce cas précis, l’employeur basait son refus d’embauche sur deux motifs :
1) la sécurité de la plaignante;
2) la réaction de sa clientèle devant l’embauche d’une femme trans.
En ce qui concerne la sécurité de la plaignante, le Tribunal s’exprime ainsi :
«une analogie avec les situations où un employeur refuse d’embaucher une personne en situation de handicap en prétextant qu’elle présente un danger pour elle‑même ou pour les autres s’avère utile. Il n’est pas suffisant d’invoquer un simple risque de danger pour refuser d’embaucher une personne. Le risque doit être suffisamment grave ou excessif pour constituer une contrainte excessive».
En l’absence de preuve de risque grave ou excessif, le Tribunal considère que l’employeur ne peut baser un refus d’embauche sur de simples allégations ou spéculations, ce qui est le cas dans cette affaire.
Le Tribunal rappelle par ailleurs que tout employeur a l’obligation, en vertu de l’article 51 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail, de prendre les mesures pour assurer la protection d’un travailleur exposé sur les lieux de travail à une situation de violence physique ou psychologique.
Le Tribunal reprend les enseignements de la Cour d’appel, qui précise que l’employeur doit prendre toutes les mesures humainement logiques et raisonnables afin d’assurer la santé, la sécurité et l’intégrité physique des travailleurs.
La Commission conclut que l’employeur devait assurer la sécurité de tous ses employés, notamment à l’égard de ses clients «vieux jeu», et que le risque de violence à l’égard de la plaignante, s’il existait, ne le soustrait pas de cette obligation légale.
Concernant la crainte vis-à-vis des préjugés de la clientèle, le Tribunal rejette cette défense, suivant la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, et affirmant que les droits de la personne ne peuvent être écartés pour des raisons uniquement commerciales. On ne peut donc pas justifier la discrimination en raison des préférences de la clientèle d’une entreprise.
Le Tribunal conclut ainsi que la plaignante a fait l’objet d’une discrimination, et elle condamne l’employeur au paiement total de 15 000 $ en dommages et intérêts matériels, moraux et punitifs.
Commentaires
En résumé, le Tribunal dans l’affaire Bar Lucky 7 tire trois conclusions concernant le refus d’embauche de la plaignante :
Premièrement, l’employeur avait une obligation légale de protéger ses employés.
Deuxièmement, le simple risque ne justifie pas un refus d’embauche sans preuve de contrainte excessive. Ici, les craintes de l’employeur n’étaient que des allégations ou spéculations.
Troisièmement, l’employeur ne peut justifier son refus d’embauche sur le motif des retombées économiques négatives pouvant être occasionnées par les préjugés portés par sa clientèle envers les personnes trans.
Sans nier la marge de manœuvre dont jouissent les employeurs par rapport au processus et aux critères d’embauche de leur personnel, ceux-ci ne peuvent être discriminatoires au regard de la Charte, y compris pour tout ce qui concerne l’identité de genre.
À propos des auteurs :
Yanick Gagnon-Carbonneau fait partie du groupe Droit du travail et de l’emploi chez BCF et exerce dans toutes les sphères du droit de l’emploi et des relations de travail.
Valérie Allard pratique au sein de l’équipe de Droit du travail et de l’emploi chez BCF. Elle participe à la réalisation de différents mandats dans ce domaine.
Éloïse Carle est étudiante en droit.