Territoires autochtones non cédés : expression juridique ou « wokiste »?
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Nadir André
2025-02-28 11:15:23
Quand le terme « territoires non cédés » divise : question juridique ou débat idéologique?
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Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ai entendu un politicien québécois, invité à l’émission Tout le monde en parle l’automne dernier, mentionner que l’expression « les territoires non cédés » était un exemple d’expression « wokiste » qu’il fallait dénoncer publiquement. J’ignore s’il faisait allusion ou non à la notion de territoires autochtones non cédés, mais il me semble tout à fait à propos, dans le cadre de la présente chronique, de présenter cette notion importante du droit autochtone canadien.
Origine
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Nous devons l’expression de cession des terres à la Proclamation royale de 1763 décrétée par le roi George III suivant la capitulation des Français à la suite de l’invasion de la Nouvelle-France par la Grande-Bretagne en 1760. La Proclamation reconnaît un vaste territoire « Indien » à l’ouest des colonies et interdit formellement à quiconque de prendre possession de ces parcelles de terre sans qu’elles soient préalablement « cédées » aux représentants de la Couronne britannique.
Il faut dire qu’à cette époque, les nations autochtones étaient encore nombreuses et constituaient des forces militaires supérieures à celles des colonisateurs européens. La Grande-Bretagne était tout à fait consciente qu’elle devait éviter que ces nations se révoltent à la suite de la prise, par les garnisons britanniques, des territoires faisant anciennement partie de la Nouvelle-France.
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C’est également dans le cadre de cette Proclamation que le système des traités autochtones fait son apparition. En effet, le processus « transactionnel » de la cession du titre ancestral se fait par la ratification de traités dans lesquels les Autochtones « cèdent » leurs titres, droits et intérêts aux terres et dans les terres en échange de droits prévus dans les traités. Ce système formel et légal va être utilisé dès le début du 19e siècle et jusqu’au milieu du 20e siècle.
Ce procédé reconnu par le gouvernement fédéral, les provinces et les territoires a été confirmé à maintes reprises par les tribunaux canadiens. Ces traités couvrent la plupart des territoires de l’Ontario, du Manitoba, de la Saskatchewan, de l’Alberta et une partie à l’est des Rocheuses en Colombie-Britannique.
Au fil du temps, on a oublié le procédé de la Proclamation royale de 1763 et on croyait la question des territoires autochtones réglés jusqu’à ce que la Cour suprême du Canada vienne rappeler, en 1973, avec l’arrêt Calder, que le titre autochtone sur un territoire ancestral continuait à exister tant qu’il n’était pas cédé par les Autochtones ou tant qu’il n’était pas éteint par un geste clair du gouvernement fédéral.
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Ce dernier a la compétence constitutionnelle sur les « Indiens » et les « terres réservées aux Indiens ». La Cour a également confirmé que les principes énoncés dans la Proclamation étaient toujours pertinents et qu’il fallait continuer à les appliquer.
Territoires cédés ou non cédés?
Il appert donc que les territoires ancestraux autochtones se distinguent en deux grandes catégories : ceux qui sont visés par des traités et dont le « titre ancestral » aurait été cédé à la Couronne dans le cadre de tels traités et ceux qui seraient toujours grevés d’un tel titre. Cette distinction entre territoires cédés et non cédés est fondamentale en droit canadien.
La Cour suprême a statué, à plus d’une reprise, qu’un territoire non cédé grevé d’un titre ancestral confère à la nation autochtone concernée une quasi-propriété détenue collectivement de son territoire ancestral.
Ce droit exclusif permet à la nation autochtone d’utiliser les ressources naturelles qui s’y trouvent et celui de s’opposer à tout projet ou à toute décision de l’État, à moins qu’elle donne son consentement au préalable ou qu’elle soit suffisamment consultée et accommodée par l’État. La nation autochtone qui invoque son titre sur un territoire non cédé doit faire la démonstration qu’elle possède un tel titre.
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Un territoire cédé, quant à lui, permet aux provinces et territoires de développer le territoire et d’exploiter les ressources naturelles s’y trouvant, avec certaines conditions de ne pas porter atteinte aux droits issus de traités des nations autochtones signataires de ces traités.
Dans tous les cas, les peuples autochtones occupent leurs territoires ancestraux afin de pratiquer leur mode de vie ancestral, autant sur un territoire cédé que non cédé. Ce sont ces pratiques qui font l’objet de la protection constitutionnelle des droits ancestraux et issus de traités prévus à l’article 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.
Revendications territoriales
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En réaction à l’arrêt Calder de 1973, le gouvernement fédéral a rapidement adopté une politique sur les revendications territoriales et a invité les nations autochtones qui n’étaient pas déjà signataires de traités à déposer leurs revendications territoriales afin de négocier des traités et de céder leur titre ancestral sur les territoires non cédés restant à travers le pays.
Cette politique, toujours en vigueur, mais ayant fait l’objet de plusieurs modifications depuis son apparition, a donné lieu à la ratification de 27 traités modernes principalement au Québec, dans les trois territoires, à Terre-Neuve-et-Labrador et en Colombie-Britannique. Les modifications principales de cette politique ont été de remplacer la nécessité pour une nation autochtone de céder ses droits sur ses terres par des formules juridiques alternatives.
Il y a plus de 80 revendications territoriales à différentes étapes de négociations au pays, plusieurs nations autochtones ont décidé de ne pas négocier de traité avec les gouvernements, préférant ne pas régler leurs droits territoriaux par cette méthode. Enfin, d’autres nations autochtones ont pris la décision de prouver leur titre ancestral devant les tribunaux.
Une expression « wokiste »?
Il est tout à fait possible que certaines personnes qui entendent cette expression, parfois utilisée pendant les « séances de reconnaissance territoriale », puissent en être agacées et en conclure qu’il s’agit bel et bien d’une des « dérives du wokisme ».
Toutefois, il faut absolument garder à l’esprit l’importance de ce terme en droit canadien ainsi que les effets juridiques que le titre ancestral peut toujours constituer sur les terres revendiquées par les nations autochtones, notamment au Québec, dans les provinces de l'Atlantique et en Colombie-Britannique. Ces nuances sont particulièrement fondamentales pour toute personne qui aspire un jour à diriger un gouvernement et qui devra nécessairement conjuguer avec cette réalité peu connue du grand public.
- Avec Radio-Canada
Sur l’auteur
Nadir André est un avocat spécialisé en droit autochtone. Habitué des négociations autour des revendications territoriales globales et particulières, il participe à certaines d’entre elles au Québec, en Ontario et au Manitoba. Me André s’intéresse aussi aux dossiers liés aux projets d’exploitation des ressources naturelles dans lesquels sont impliquées des communautés et des entreprises autochtones.