Un avocat condamné à verser 7 M$
Jean-francois Parent
2019-02-28 15:00:00
Au bout du fil, Me Kenneth Salomon, de Sternthal Katznelson Montigny, à Montréal, paraît ébranlé.
Le plus haut tribunal du pays vient de confirmer sa condamnation à indemniser son ex-cliente, Judith Matte-Thompson, à hauteur de quelque 7 millions de dollars.
La Cour d’appel avait jugé Me Salomon coupable de plusieurs manquements professionnels et de s’être mis en situation de conflits d’intérêts en 2017, évoquant la double relation qu’il entretenait avec les dirigeants de Triglobal et sa cliente.
Pour l’essentiel, la Cour suprême, dans une décision 8-1, estime que Kenneth Salomon « n’a pas conseillé ses clientes comme il incombe à un avocat compétent, prudent et diligent de le faire », en plus d’avoir manqué à son devoir de loyauté.
« Je n’ai pas encore lu le jugement, et je n’ai pas de commentaires à faire », dit-il à Droit-Inc. Il soutient cependant que « tout n’est pas joué, c’est entre les mains de mes avocats », tout en refusant d’en dire plus.
Quand on lui demande s’il croit que son assurance responsabilité professionnelle pourra payer la note, il répond « j’espère que oui ».
Douglas Mitchell, associé chez Irving Mitchell Kalichman, plaidait pour le compte de Me Salomon et de SKM, avec ses collègues Mes Audrey Boctor et Emma Lambert. Me Mitchell n’a pas retourné notre appel.
Quant à la cliente, c’est Norton Rose Fulbright qui est allé au front pour elle: Mes Pierre Bienvenu et Azim Hussain étaient secondés par Mes Frédéric Wilson et Andres Garin.
Triglobal et Kenneth Salomon
Éventée en 2007, la fraude à la Ponzi perpétrée par Themis Papadopoulos et ses acolytes, architectes de la société financière Triglobal s’est soldée par des pertes de quelque 100 millions de dollars pour les investisseurs.
Judith Matte-Thomson est, avec son mari, détentrice de franchises de restauration au Québec et en Ontario. Le couple vend le tout en 2002. Mme Matte-Thomson devient veuve en 2003, héritant de l’ensemble du patrimoine du couple, qui s’élève à environ 8 millions de dollars.
Kenneth Salomon, de SKM, est l’avocat du couple depuis 1989, et reste le conseiller principal de Mme Matte-Thomson lorsque celle-ci hérite, et restructure le patrimoine afin d’intégrer les sociétés de l’ex-couple à une fiducie pour le compte des enfants du ménage.
Spécialiste du droit testamentaire, Me Salomon est régulièrement consulté par sa cliente sur les questions successorales. Cette dernière, soucieuse de bien gérer le capital de ses enfants, suis le conseil de l’avocat qui recommande des produits financiers.
Il est donc le conseiller juridique tant de sa cliente que de sa société de portefeuille et de la fiducie successorale qu’elle administre pour le compte de ses enfants.
En 2003, Kenneth Salomon lui fait rencontrer Themis Papadopoulos, son propre conseiller financier personnel et l’âme dirigeante de Triglobal.
Les deux hommes sont des amis proches, et Me Salomon a personnellement investi dans trois fonds gérés par Triglobal, dans lesquels il perdra d’ailleurs 20 000 dollars.
Il recommande plusieurs placements dans Triglobal à sa cliente, qui y versera au fil des ans quelque 7 millions de dollars.
Une odeur de brûlé
En 2006, commençant à douter des placements de Triglobal, Mme Matte-Johnson s’en plaint à Me Salomon. Son comptable, les administrateurs de sa société, son beau-frère, tous l’exhortent à retirer ses billes.
« Chaque fois qu’elle exprime des préoccupations, ou bien Me Salomon la rassure promptement, ou bien il en informe M. Papadopoulos, qui communique lui‑même avec elle pour la rassurer », écrit le juge Clément Gascon, qui motive la décision rendue par la Cour suprême contre Me Salomon et SKM le 28 février.
Puis, au printemps 2007, les doutes deviennent publics, alors que la presse financière et l’Autorité des marchés financiers scrutent de plus en plus les activités de Triglobal.
En décembre 2007, Mme Matte-Thompson veut son argent, mais Triglobal et ses filiales ont cessé leurs activités et leurs actifs ont été bloqués. Les autorités enquêtent sur un stratagème de type Ponzi.
De mauvais conseils
Kenneth Salomon a toujours plaidé, tant en première instance qu’en appel, que son mandat auprès de sa cliente se limitait à lui avoir recommandé les produits de Triglobal, et les services des conseillers de la société financière.
C’est d’ailleurs ce qu’il avait plaidé, avec succès, dans l’affaire Harris : ayant dirigé certains de ses clients auprès d’un autre fraudeur notoire, Earl Jones, Kenneth Salomon avait été exonéré de toute faute, puisqu’il s’était contenté d’avoir fait de l’« aiguillage ». Il n’avait qu’évoqué Earl Jones à ses clients, sans ensuite les conseiller dans leurs relations subséquentes avec le filou qui a dilapidé plusieurs dizaines de millions de dollars dans un fraude à la Ponzi.
En cour supérieure, la juge France Dulude rejette la permission d’intenter des procédures contre Kenneth Salomon et son cabinet SMK, estimant notamment que la seule faute avérée, d’avoir prodigué un conseil de placement en 2003, n’a pas causé les pertes.
En appel, par contre, un banc de trois juges démonte complètement la défense de Me Salomon et le condamne à indemniser sa cliente pour ses pertes.
Pour la Cour suprême, il ne fait cependant aucun doute que Kenneth Salomon « agit souvent aux confins de ses capacités professionnelles (quand il ne les dépasse pas), et les conseils qu’il donne à sa cliente sont fautifs pour les nombreuses raisons que résume la Cour d’appel », écrit Clément Gascon.
Me Salomon recommande carrément « un placement non diversifié dans des fonds spéculatifs extraterritoriaux à des clients dont l’objectif principal est la préservation de leur capital ».
La Cour suprême observe également que « Maître Salomon manque aussi à son devoir de conseil en recommandant continuellement des produits financiers sans faire preuve d’aucune forme de diligence appropriée au sujet de ces produits ou poser quelque question que ce soit à leur égard ».
En effet, à l’époque des recommandations de Me Salomon, ni les produits, ni les dirigeants de Triglobal « n’étaient inscrits auprès de l’AMF ».
On attribue de plus un « caractère continu » à la faute de Me Salomon, « intervenu à plusieurs reprises au fil des ans pour rassurer [sa cliente] avant l’effondrement de Triglobal en 2007, sans jamais procéder à quelque recherche appropriée ».
Conflit d’intérêts
De plus, le conflit d’intérêts est patent, tant pour la Cour d’appel que pour la Cour suprême. Le juge Gascon évoque même des courriels entre SKM et Triglobal où Me Salomon fait part à Themis Papadopoulos des craintes que Mme Matte-Thomson entretient quant à la sécurité des placements détenus.
Le juge Gascon écrit ainsi que Me Salomon « a négligé son obligation de protéger la confidentialité de ses communications avec elle ».
Ainsi, la preuve documente des échanges « où Me Salomon fait équipe avec M. Papadopoulos pour tenter de convaincre Mme Matte-Thompson de ne pas retirer les placements des intimées auprès de Triglobal ».
Kenneth Salomon écrit par exemple à Themis Papadopoulos qu’il « est important que nous fassions les choses adéquatement cette fois pour qu’elle se sente en sécurité et puisse répondre aux critiques (p. ex. son comptable). S’il te plaît, laisse-moi savoir s’il n’y a pas d’inconvénients à ce que j’en discute brièvement avec Mario (Angelopoulos, un des architectes de Triglobal). (…) Je crois que nous avons une très bonne combinaison de placements pour Judy (. . .) Elle a reçu des commentaires (de son comptable) critiquant la stratégie de placement, et je veux que nous soyons capables de répondre à ces critiques ».
Au final, la Cour suprême confirme donc le jugement de la Cour d’appel et renvoie Kenneth Salomon à ses obligations.
Et à son chéquier.
Se réjouissant du verdict, le plaideur Pierre Bienvenu, associé chez Norton Rose Fulbright, dit cependant regretter « que le dossier ait pris autant de temps à se conclure. J’espère qu’il n’y aura pas de délais supplémentaires », pour l’exécution du jugement.
Selon nos informations, des procédures ont été entreprises avant le jugement afin de confirmer que le Fonds d’assurance responsabilité du Barreau serait applicable au dossier.
Quant à savoir si un tel jugement rendu à l’encontre d’un membre de l’ordre risquait de le conduire devant le conseil de discipline, le Barreau du Québec n’a pas répondu rapidement à la question.
Anonyme
il y a 5 ansParagraphe 31: " Ordonne au fonds d'assurance responsabilité professionnelle du Barreau du Québec d'assumer la défense du requérant Salomon sauf en ce qui concerne la réclamation de 500 000 à titre de dommages punitifs."
http://www.canlii.org/fr/qc/qccs/doc/2008/2008qccs3680/2008qccs3680.html
Anonyme
il y a 5 ansVoilà qui démontre bien la nécessité d'avoir des assurances significatives pour les avocats. Je trouve toujours drôle de lire les commentaires du genre : "j'ai pas besoin de plus d'un million dans ma pratique". Pas mal certain qu'ici aussi l'avocat spécialisé en succession ne pensait pas en avoir besoin d'autant.
assurance adaptée, pas nécessité
il y a 5 ansÇa prouve au contraire que les assurances responsabilité doivent être "individualisées" en fonction du risque objectif. Et non, on n'a pas tous besoins de plusieurs millions en couverture et donc de paiements exorbitants de couverture.
Si on suivait votre logique, il faudrait s'assurer pour toujours plus de millions au cas où un cas (rare par ailleurs) surviendrait.
Anonyme
il y a 5 ansLe risque adaptée? Vous pensez vraiment qu'avant cette histoire cet avocat pensait que le risque afférent à sa pratique était élevé? En fait qu'il pensait qu'il existait même un risque? Qu'une tierce partie aurait pu le déceler? Et l'assurance est toujours applicable dans les cas rares. Il n'y en a pas des tonnes de gens qui sont poursuivies à répétition.
Anonyme
il y a 5 ansle jugement de 2008 ne porte que sur l'obligation de défendre...la question de savoir si la police couvre et qu'en conséquence le Fonds doit indemniser les demandeurs demeure ouverte
Brigitte Robichaud
il y a 5 ansJ'imagine que cet avocat s'est assuré d'avoir une bonne police d'assurance pour le protéger en cas de poursuite, sachant ce qu'il faisait, non !?
Mais j'imagine aussi que les compagnies d'assurance doivent prévoir des clauses pour ceux qui n'agissent pas de bonne foi dans le cadre de leurs fonctions.
J'espère seulement que cette dame va retrouver l'argent qui lui ait dû.
Pirlouit
il y a 5 ansIl y a des conseillers financiers pour des donner des conseils financiers, pas le rôle d'un avocat. Je serais surpris que l'assurance couvre ça.