OASIS ou quand les marques font les manchettes
Xavier Beauchamp-Tremblay
2012-04-10 10:15:00
Pour ceux qui ont fait autre chose que suivre l’actualité ce week-end, voici le lien vers l'histoire.
Dans la soirée, Lassonde finissait par annoncer qu’elle cédait à la pression populaire et qu’elle avait décidé de rembourser à Olivia’s Oasis ("Olivia") ses frais d’avocats.
L’affaire n’est pas sans rappeler certains dossiers médiatisés aux États-Unis qui ont conduit à l’invention de l’expression "trade-mark bullying". Après que le "bullying" dans les polyvalentes du Québec ait tristement défrayé les manchettes au Québec l’automne dernier, avons-nous assisté ce week-end au premier cas médiatisé de "trade-mark bullying" dans notre province?
Résumons de façon télégraphique les faits du dossier judiciaire:
- Lassonde vient de gagner en Cour d'appel contre une petite entreprise de produits de beauté qui vend ses produits sous la marque l'Oasis d'Olivia.
- Lassonde n'en appelait pas de la conclusion de la Cour supérieure qui a rejeté son action en contrefaçon de sa marque de commerce OASIS, mais seulement de la conclusion sévère de la juge de première instance qui condamnait Lassonde à payer la coquette somme de 100 000$ en remboursement de frais extrajudiciaires et 25 000$ en dommages et intérêts punitifs.
- Pour les amateurs de littérature judiciaire, voici les jugements:
- La juge de première instance reprochait essentiellement à Lassonde d'avoir "multiplié les recours" en sachant qu'elle n'avait aucune chance de gagner, elle qui avait déjà intenté une opposition à l'encontre de l'enregistrement de la marque OLIVIA'S OASIS devant la Commission des oppositions en marques de commerce.
- L'opposition de Lassonde a aussi été rejetée par un jugement de la Commission.
- Pour laisser entendre que Lassonde n'avait aucune chance de gagner, la Cour supérieure reprend certaines conclusions d'un jugement de 1988 où Lassonde avait perdu son dossier devant la Cour fédérale dans des circonstances un peu semblables à celles du dossier Lassonde/Olivia, mais qui impliquait à l'époque la marque OASIS employée par Imperial Tobacco en lien avec des cigarettes.
#Celui de la Cour supérieure;
#Celui de la Cour d'appel;
Lassonde avait-elle tort de poursuivre Olivia?
Concédons d'emblée que Lassonde adopte généralement une approche parmi les plus agressives quant à sa marque OASIS. Par exemple, on comprend du jugement de la Cour d’appel que Lassonde a eu tendance par le passé à s’objecter à tout emploi d’une marque de commerce composée principalement du mot "OASIS", peu importe la nature des activités conduites sous cette marque.
C'est ainsi que Lassonde, comme le décrit la Cour d'appel dans son jugement, détient un enregistrement de marque de commerce pour la marque OASIS, en lien avec des "valves pour l'opération de systèmes d'irrigation souterraine".
On présume que Lassonde a appris qu'un tiers employait une marque OASIS en liaison avec son entreprise de valves et qu'elle a contacté le détenteur de cette marque s'objectant à cet usage de la marque OASIS.
Le propriétaire de l'entreprise de valve a probablement évalué les risques de poursuite (et ses ressources pour se défendre contre une poursuite, le cas échéant) et, dans le cadre d'un règlement, a transféré à Lassonde l'enregistrement pour sa marque OASIS en lien avec des valves en retour d'une autorisation de continuer d'employer la marque OASIS. J'ignore si une telle offre a été faite à Olivia mais, le cas échéant, elle a visiblement été refusée.
Cette approche est agressive parce qu'il ne s'agit pas en droit des marques de commerce de strictement comparer les similarités entre les marques de commerce. La majorité d’entre vous n’est pas sans savoir que ce n’est pas nécessairement parce que deux marques sont identiques (ici d’ailleurs elles ne l’étaient pas puisqu’on comparait la marque OASIS à la marque OLIVIA’S OASIS) qu’il y a contrefaçon. Deux personnes peuvent employer la même marque si d'autres facteurs permettent de limiter les risques de confusion.
Pensons par exemple à la marque APPLE en lien avec des ordinateurs qui continue de coexister avec la marque APPLE de l'étiquette de disques des Beatles (pour tout dire, les deux parties ont un historique de chicanes judiciaires entourant cette marque, mais je vous évite les détails).
Quels sont ces facteurs? La loi nous en détaille les principaux:
a) le caractère distinctif inhérent des marques de commerce ou noms commerciaux, et la mesure dans laquelle ils sont devenus connus;
b) la période pendant laquelle les marques de commerce ou noms commerciaux ont été en usage;
c) le genre de marchandises, services ou entreprises;
d) la nature du commerce;
e) le degré de ressemblance entre les marques de commerce ou les noms commerciaux dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu’ils suggèrent
Ce sont principalement les facteurs (a) et (c) qu'il faut regarder ici.
Le mot OASIS n'a que très peu de caractère distinctif inhérent: c'est un mot commun du dictionnaire qui rappelle la fraîcheur, l'hydratation, soit des qualités recherchées par toutes sortes de produits, notamment chez des jus, des produits de beauté, des rince-bouche et, semblerait-il, pour des cigarettes.
À titre d'illustration, les marques composées de mots inventés sont souvent considérées comme ayant un plus fort caractère distinctif inhérent, la marque KODAK par exemple.
Par contre, Lassonde pouvait démontrer que sa marque était devenue connue au point d'avoir acquis un caractère distinctif inhérent. À cet égard, la preuve d’emploi de la marque depuis le jugement de la Cour fédérale dans l’affaire Lassonde v. Imperial Tobacco en 1988 était critique si Lassonde voulait y renverser certains constats faits à l’époque par la Cour fédérale quant à la faiblesse de la marque OASIS.
Force est d'admettre que la marque OASIS de Lassonde est bien connue au Québec en lien avec ses jus, mais cela était-il suffisant pour qu'il y ait une probabilité de confusion entre ses jus et les produits de beauté d'Olivia vendus sous la marque "OLIVIA'S OASIS"?
La Cour de première instance n'a eu aucune difficulté à conclure que ce n'était pas le cas, et je partage son avis.
À moins d’avoir été très mal conseillée (et pour avoir croisé le fer avec Lassonde dans un dossier devant Commission des oppositions, je vous assure que ce n’est pas le cas), Lassonde savait très bien que son recours était loin d'être certain d'être couronné de succès. Reste que ça ne fait pas nécessairement en sorte que Lassonde a abusé de ses droits en intentant son recours contre Olivia.
Dans mon esprit, le recours de Lassonde, bien que très agressif, n'était pas frivole ni abusif.
La juge de première instance reconnaît d'ailleurs que Lassonde n’avait pas été abusive dans sa façon de conduire l’instance judiciaire et qu’elle avait par ailleurs l'obligation de protéger sa marque:
(58) It is true that the action as instituted on July 10, 2006 was not encumbered by unnecessary and extraneous proceedings. It was instituted as an action for a permanent injunction without any request for a safeguard order or interlocutory injunction; the interlocutory proceedings were kept to a minimum, as were the interrogatories. It is also true that Plaintiffs have an obligation to be vigilant, to protect their rights to their trade-mark and to assure that their rights are not pirated nor diluted, and to maintain the distinctiveness of the mark and legal protection afforded by registration of that mark.
Dans une présentation que j’ai donnée le printemps dernier au sujet, notamment de cette affaire, je questionnais le jugement de première instance en demandant à mon auditoire quel était le minimum requis, en terme de chances de succès, pour avoir le droit d’intenter un recours de marques de commerce sans risquer qu’il soit qualifié d’abusif. Quarante pour cent? Vingt pour cent? Le jugement de première instance n’apportait bien sûr aucune réponse à cette question que j’admets être rhétorique.
Quant à la "multiplication des procédures", il faut savoir que même si Lassonde avait remporté son recours devant la Commission des oppositions, une telle victoire n’aurait que bloqué l’enregistrement de la marque OLIVIA’S OASIS, mais n’aurait pas à lui seul empêché Olivia de continuer l’emploi de cette marque. Pour à la fois bloquer l’enregistrement et empêcher l’usage, il était nécessaire pour Lassonde de prendre deux recours, et c’est ce que rappelle la Cour d’appel dans son jugement de la semaine dernière.
On comprend finalement que ce qui au-dessus de tout dérangeait la Cour supérieure (et, en fin de semaine, les consommateurs), c’est la disproportion dans la taille des adversaires, et c’est très clair du paragraphe suivant du jugement:
(69) In the circumstances of the present case the Court concludes that Plaintiffs, using their economic power and experience used a shotgun approach to attack Defendant simultaneously on several fronts with their full might, attempting by the present proceedings to intimidate and thwart Defendant from its legitimate use of its trade name and trade-mark. Obviously Plaintiffs expected that, given the threat which the action represented to Defendant's very corporate existence, given that Defendant was still a fledgling business, given the projected cost of such proceedings and, given the obvious disparity in the respective power and resources of the parties, that Defendant would retreat and succumb to their demands, and cease using its mark and change its corporate name or, perhaps would ensure its survival and avoid an economically and resource draining battle by signing a licensing agreement with Plaintiffs - as others have done in the past.
On s’imagine donc que si Olivia avait été un gros joueur de l’industrie des produits de beauté plutôt qu’un "fledging business", les conclusions auraient probablement été moins sévères envers Lassonde.
Reste que quand une entreprise cherche à protéger le caractère distinctif de sa marque de commerce, la grosseur de son adversaire ne devrait pas en principe être un critère pertinent pour décider de loger ou non un recours judiciaire. Je suis persuadé que, contrairement aux intimidateurs des cours d’école, Lassonde aurait agi de la même façon contre un plus gros adversaire (elle l’a d’ailleurs fait contre Imperial Tobacco dans les années ‘80). Or, d’après Merriam-Webster, un "bully" signifie "one habitually cruel to others who are weaker".
Somme toute, le vrai problème, est que, comme nous savons tous et malgré les récents amendements au Code de procédure, notre système demeure assez mauvais pour adéquatement indemniser les gagnants pour les dépenses engendrées et le temps investi (ou plutôt perdu) dans la défense contre même le plus frivole des recours. Les événements de la fin de semaine indiquent que les médias sociaux contribueront à rétablir un certain équilibre que la loi seule parvient mal à maintenir.
Le trade-mark bullying
Le phénomène de consommateurs scandalisés par un recours agressif de type David contre Goliath (pour rester dans le thème biblique du week-end) conduit en vertu du droit des marques de commerce n'est pas nouveau.
En 2010, le Sénateur Leahy, notre voisin du charmant état du Vermont, s'était outré d'un recours intenté par les boissons énergétiques MONSTER contre une microbrasserie vermontoise employant la marque VERMONSTER, dans un dossier à toutes fins pratiques identique au présent dossier Lassonde/Olivia.
L’énergique Sénateur Leahy a même suggéré des amendements à la loi américaine sur les marques de commerce et ses démarches ont conduit à une étude sur les "trade-mark bully". Vous pouvez lire l'étude, mais je ne perdrais pas mon temps si j'étais vous: on n'y apprend rien et on n'y recommande rien d'important.
En décembre dernier, au moins un blogueur américain de Seattle résumait la controverse américaine du trade-mark bullying et suggérait qu’à défaut de façon adéquate de distinguer le pur et simple "bullying" d’une démarche légitime visant à protéger une marque de commerce contre sa dilution, le potentiel de "backlash" sur les médias sociaux était peut-être une partie de la solution contre le problème des recours clairement exagérés.
Un confrère de la ville de l'acier concluait un billet de blogue sur le même sujet en mentionnant que les problèmes potentiels que vivront les "bullies" dans l'opinion publique seront possiblement une des meilleures protections pour les petites entreprises contre les poursuites agressives en marques de commerce.
Au Québec, les consommateurs qui ont manifesté ce week-end leur désaccord avec Lassonde sur les médias sociaux ont envoyé une mise en garde aux grandes entreprises. Les entreprises contempleront dans le futur la possibilité de poursuivre une plus petite entreprise en violation de marque de commerce n’auront plus le choix de mettre la question de l'opinion publique au cœur de leur processus de décision.