À table avec l’avocat de Guy Turcotte
Daphnée Hacker-B.
2012-12-20 12:16:00
Un homme imposant, malgré son air calme et ses bonnes manières. Mais c’est avant tout le parcours du criminaliste de 65 ans qui en impose : de l’un des premiers avocats de l’aide juridique, il y a 40 ans, il a progressivement été impliqué dans de nombreuses causes célèbres.
Jeune avocat, il a évité l’extradition des felquistes Allard et Charrette qui avaient détourné un avion sur Cuba, il a défendu Marc Bissonnette, chirurgien plasticien accusé d’agression sexuelle en 1994, en plus de membres présumés des Hells Angels, des politiciens… et plus récemment, lui et son frère, Me Guy Poupart, ont représenté l'ex-cardiologue Guy Turcotte, jugé non criminellement responsable du meurtre de ses deux enfants commis en février 2009.
Le verdict prononcé au mois de juillet 2011 a soulevé l’ire dans la population, provoquant des manifestations aux quatre coins de la province. La semaine dernière, la libération sous condition de M. Turcotte à la suite de la décision de la Commission d’examen des troubles mentaux a provoqué une vague d’indignations qui a envahi les réseaux sociaux et alimenté les propos des commentateurs dans les médias.
Sans pouvoir se prononcer complètement sur l’affaire, l’avocat de Guy Turcotte a accepté de répondre à quelques questions.
Droit-inc : Un nombre important de citoyens décrient la libération de Guy Turcotte, disent que le système de justice a déraillé. Qu’en pensez-vous?
Pierre Poupart : Le système de justice n’a pas déraillé, mais il y a eu un manque d’intervention publique pour expliquer aux citoyens le comment et le pourquoi d’une telle décision, les laissant dans une grande incompréhension. Il faut s'assurer que la couverture médiatique, qui est un mal nécessaire, ne vise pas à transformer la nouvelle en sensationnalisme, mais permette plutôt une analyse objective et détachée.
Le juge Wagner de la Cour suprême a d’ailleurs commenté cette affaire en disant que pour éviter des dérapages sur la place publique, il faut que le système de justice soit bien expliqué aux citoyens.
Ce qu’il a dit est très intéressant. Je crois que les dirigeants, les professeurs, les avocats et les médias ont un devoir pédagogique. Dans une telle situation d’incompréhension, il faut prendre le temps d’expliquer les principes du droit et, le plus important, celui de la présomption d’innocence.
Vous avez déjà dit dans une entrevue au Devoir : « je ne défends ni les crimes, ni les criminels, mais la présomption d’innocence ». Vous croyez donc profondément en ce principe?
Oui et il le faut ! C’est un régime de protection très ancien qui assure la sauvegarde de l’organisation sociale, contre l’arbitraire de l’État et de la police.
Je souligne toujours l’importance de ce principe aux membres des jurys. Lors du procès de M. Turcotte, j’ai expliqué au jury que personne parmi eux n’est convaincu, sauf erreur, que c’est une bonne chose d’assassiner ses enfants. Mais je leur ai rappelé que pour agir comme de vrais juges, ils ont le devoir de transcender cet état d’esprit et doivent considérer tous les éléments de la preuve.
Pouvez-vous nous rappeler comment vous avez orienté votre défense lors de l’affaire Turcotte?
C’est simple, notre défense a été imposée par le diagnostic de la psychiatre Dominique Bourget. Nous lui avons donné le mandat d’analyser l’état d’esprit du client au moment des évènements. Nous n’avions aucune hypothèse de travail, aucun a priori, elle avait carte blanche.
Nous lui avons dit clairement : « quelle que soit l’orientation que vous allez prendre, pourvu que vous soyez médicalement convaincue de son bien-fondé, nous vous demandons d’être disposée à défendre bec et ongles cette position. »
Le Dr Bourget a affirmé que le trouble d’adaptation avec humeur dépressive expliquait que l’homme soit passé à l’acte, et votre client a donc été déclaré non criminellement responsable. Est-ce que les gens vous accostent dans la rue à ce sujet?
C’est arrivé très rarement. Je ne suis pas dérangé par les commentaires, car j’assume très bien mon rôle d’avocat de la défense. Je fais mon travail au même titre que le médecin qui a une obligation de soin, que son client soit un meurtrier ou un violeur. Mon mandat n’est pas de juger mes clients, c’est d’assurer le fonctionnement d’un système où chaque citoyen a le droit d’être représenté.
Que pensez-vous de l’éventuel projet de loi qu’ont suggéré des ministres fédéraux pour resserrer les critères entourant la remise en liberté des accusés jugés non criminellement responsables?
Encore une fois, une telle déclaration publique démontre que les mécanismes de la justice n’ont pas suffisamment fait l’objet d’enseignement au public et que cela laisse la tribune à n’importe quel manipulateur, qui lance des accusations sans savoir de quoi il parle, au mépris de ce qui est en preuve et n’a jamais été contesté.
Le procès de Guy Turcotte n’a décidément pas fini de susciter des remous. Est-ce que ce dossier vous a affecté moralement?
Je me suis senti épuisé après le procès qui a duré 12 semaines. Ce fut un processus éreintant pour mon frère et moi, et pour tous les autres avocats et professionnels impliqués. Sept jours sur sept, à raison d’environ 12 heures par jour de travail… Pas besoin de vous dire que c’est un job qui nous habite. Mais c’est ce qui en fait sa beauté et en même temps le prix à payer.
Avez-vous senti le besoin de prendre des vacances par la suite?
(Rires) Ah des vacances…! Eh bien non, je n’ai même pas pu en prendre ! Car le procès a été tout de suite suivi de l’audience devant la Commission d’examen des troubles mentaux.
Est-ce que vous considérez que votre pratique est encore aussi exigeante, malgré toutes vos années d’expérience?
Oui, sans hésitation. C’est toujours aussi angoissant et stressant de préparer un dossier. Je sais que j’ai acquis une expérience de longue haleine, mais j’ai en même temps l’impression de recommencer chaque jour mon métier.
Vous êtes très engagé dans cette profession, et vous partagez cette passion avec deux de vos frères.
Je respecte profondément le dévouement de mes frères dans leur travail d’avocats de la défense. Nous travaillons ensemble depuis très longtemps, nous avons développé un véritable esprit de camaraderie, même si nous connaissons nos vieux tics et nos vieux défauts.
Comment se fait-il que vous soyez tous les trois devenus avocats de la défense?
Notre père, Roger Poupart, était comptable agréé lorsqu’il s’est retrouvé au milieu d’un vol à main armé où il a été gravement blessé par les tirs à la volée d’un policier. Il a poursuivi le corps de police jusqu'en Cour suprême, qui a blanchi le policier en disant qu’il ne pouvait être tenu responsable des blessures d’une victime innocente dans le cadre d’une opération.
Cette tragédie a permis de baliser l'article 24.5 du Code criminel sur l'usage de la force… Donc comme je le dis souvent, nul besoin de nous coucher sur le divan d’un psy pour comprendre nos motivations profondes à exercer la profession d’avocat.
Cela fait plus de 40 ans que vous exercez ce métier. Considérez-vous la fin de cette saga prochainement?
Oui, éventuellement… Mais se retirer d’une passion, ce sera certainement très difficile, comme un sevrage. Qui sait, je trouverai peut-être plus de temps pour inciter mes collègues avocats et magistrats à multiplier les interventions et les initiatives publiques, afin de rappeler aux gens que la loi est essentielle pour assurer notre vie en société.