Retour sur l'arrêt Fraser
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Julien Vailles
2016-07-28 11:15:00

Me Guy Lavoie, avocat en droit du travail et de l'emploi chez Lavery, nous éclaire quant aux conséquences que cette décision pourrait avoir sur le Québec.
Pourquoi cette décision est-elle digne de mention?
Sept techniciennes ont allégué que c'était leur emploi qui avait causé leur cancer du sein. Pourtant, trois rapports d'expert de l'employeur ont établi qu'il n'existait aucun lien causal suffisant. Malgré tout, le tribunal s'est fié sur le « gros bon sens » pour conclure en faveur des trois plaignantes qui se sont rendues en Cour suprême. Donc, on peut déduire la présence d'une maladie professionnelle même sur la foi du bon sens.
Dans de telles circonstances, une preuve médicale est-elle toujours nécessaire?
Non, au Québec comme ailleurs, ce n'est pas nécessaire; tout au plus utile. J'ai vu moi-même beaucoup de cas dans ma pratique où un employé a pu être indemnisé sans bénéficier d'un rapport d'expert.
Cette décision a été rendue selon le droit de la Colombie-Britannique. Qu'en est-il au Québec?
Il existe des différences substantielles entre les lois des deux juridictions. D'abord, le critère de « lien causal et significatif » qui régit la Workers Compensation Act (la loi de la Colombie-Britannique) n'existe pas au Québec. Ici, la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles établit une présomption de lien causal en faveur du travailleur pour certaines maladies, alors que pour une maladie qui n'est pas expressément prévue à cette présomption, il reviendra au travailleur de démontrer un lien causal. De plus, en Colombie-Britannique, en cas de probabilités égales entre les preuves des deux parties, on tranchera en faveur du travailleur. En l'absence d'une telle règle au Québec, c'est la règle du 50%+1 qui s'applique. Enfin, le Tribunal administratif du travail est beaucoup plus spécialisé que le Workers’ Compensation Appeal Tribunal. En effet, il possède lui-même une expertise médicale. Pour ces raisons, l'absence de rapport d'expertise d'un médecin est loin d'être fatal au Québec.
Selon vous, cette décision aura-t-elle un impact plutôt positif ou négatif au Québec?
Un impact plutôt neutre, en fait. Le cadre jurisprudentiel québécois en la matière est déjà très bien défini. Dans les faits, donc, cette décision ne devrait pas avoir autant d'impact ici que dans les provinces de common law (les autres provinces canadiennes). Retenons aussi qu'en ces circonstances, lorsqu'un tribunal administratif rend une décision sur des faits dans son champ d'expertise, les tribunaux hésitent à intervenir. En fait, ils ne le feront que si la décision est manifestement déraisonnable, c'est-à-dire qu'elle ne fait pas partie du spectre de décisions qui pouvaient raisonnablement être rendues. La décision Fraser rappelle la grande déférence dont doivent faire preuve les tribunaux supérieurs eu égard au juge de première instance, qui a entendu les témoins et apprécié la preuve.
Enfin, l’impact de l’arrêt Fraser au Québec devrait aussi être limité en raison de la dissidence très marquée de la juge Côté, qui ramène à de simples spéculations l’argument du « gros bon sens » du tribunal de la Colombie-Britannique.