Loi sur les dossiers d’entreprise? Out!

Karim Renno
2011-10-18 14:15:00
L’effet de cette loi est draconien en raison de l’interprétation large et libérale qu’en ont faite les tribunaux québécois (voir, par exemple, ''Asbestos Corporation c. Eagle-Picher Industries Inc''. (1983) R.D.J. 76 (C.A.)). D’abord, l’on entend par « dossiers d’entreprise » la presque totalité des documents et de l’information en possession d’une entreprise. Ensuite parce qu’on a jugé que la loi ne prohibe pas seulement le transport des documents, mais également de l’information qu’ils contiennent. La loi rend ainsi presque totalement inefficaces les demandes de commission rogatoire étrangères à être exécutées au Québec. En effet, on ne permettra pas à un témoin, dans le cadre d’une commission rogatoire, de répondre à des questions s’il aurait à consulter des dossiers d’entreprise pour ce faire, pas plus qu’on ne lui permettra de regarder les documents en question pour prendre des notes quant à leur contenu. C’est donc dire, à quelques exceptions étroites près, que dans le cadre d’une commission rogatoire exécutée au Québec en matière commerciale ou corporative, seule la mémoire du témoin peut être scrutée.

D’ailleurs, la Loi a été souvent critiquée de manière particulièrement sévère par la Cour suprême et les tribunaux québécois. Par exemple, dans ''Hunt c. T&N PLC'' ((1993) 4 R.C.S. 289), la Cour suprême tenait les propos suivants à propos de la loi (page 327):
Une loi qui prohibe la communication de documents a précisément pour objet d'empêcher qu'il y ait des litiges ou des poursuites couronnés de succès dans d'autres ressorts en refusant de reconnaître et de respecter les ordonnances qui y sont rendues. Chacun se rend compte que, tout bien considéré, de telles lois ont pour objet non pas de garder des documents dans la province, mais plutôt d'empêcher le respect d'ordonnances et ainsi le succès de litiges hors de la province, que cette dernière juge inacceptables. Ces mesures font sans doute partie de la souveraineté, mais elles vont certainement à l'encontre de la courtoisie. Dans le domaine politique, il en résulte des mesures de représailles strictes sur le plan législatif, ainsi que des luttes de pouvoir. Et cela décourage le commerce international ainsi que la répartition et la conduite efficaces des litiges. Les effets, sur le plan interprovincial, sont semblables et portent atteinte à la structure fondamentale de la fédération canadienne.
Au sujet de l'historique de ces lois, on nous a dit que l'adoption des lois ontarienne et québécoise a été précipitée par l'adoption aux États Unis de lois antitrusts agressives à longue portée extraterritoriale. Malheureusement, ces lois qui prohibent la communication de documents constituent une réponse brutale et sont devenues elles-mêmes des lois à longue portée qui finissent par causer, de manière fortuite, un préjudice à des particuliers qui n'étaient pas dans le ressort et qui ne sont pas engagés dans les actions que ces lois étaient censées viser au départ.
Dans l’affaire ''Pelnar c. Insurance Co. of North America'' ((1985) R.D.J. 354), la Cour d’appel du Québec ajoutait ce qui suit :
"Je réalise que la protection accordée par cette loi va très loin, peut-être même trop loin. Mais il s'agit là d'un domaine qui ne relève pas des tribunaux.
Par les deux arrêts cités plus haut notre Cour a fait ressortir l'ampleur de la protection qu'on y trouve. Il ne saurait être question maintenant d'apporter des distinctions de pure accommodation. Il s'agit d'une loi frappée en termes généraux. Sa portée ne peut être restreinte que par l'autorité politique qui l'a adoptée."
Dans l’affaire ''Hunt'' (précitée), la Cour suprême déclarait la loi inopérante entre les provinces canadiennes parce que son effet était contraire aux principes de la fédération canadienne. Reste que la loi demeure en vigueur pour les demandes provenant de tout autre état comme l’a confirmé la Cour supérieure dans ''Southern New England Telephone Company c. Zrihen'' (2007 QCCS 1391).
Il est maintenant plus que temps que le Québec se débarrasse de cette loi de blocage qui fait figure d’anachronisme et qu’il abroge celle-ci. Malheureusement, la volonté politique ne semble pas y être en ce moment. L’Association du Jeune Barreau de Montréal a formulé une demande à cet effet en début d’année et la réponse du Ministère de la justice fut négative (et laconique).
Sur l'auteur
Karim Renno est associé dans le cabinet Irving Mitchell Kalichman. Il est le fondateur et rédacteur en chef du Blogue du CRL où il publie quotidiennement des billets de jurisprudence.
Anonyme
il y a 13 ansTrès bon article Me Renno.
Anonyme
il y a 13 ans"En effet, on ne permettra pas à un témoin, dans le cadre d’une commission rogatoire, de répondre à des questions s’il aurait à consulter des dossiers d’entreprise pour ce faire..."
S'il aurait..., vraiment?
Karim
il y a 13 ans> "En effet, on ne permettra pas à un témoin, dans le cadre d’une commission rogatoire, de répondre à des questions s’il aurait à consulter des dossiers d’entreprise pour ce faire..."
>
> S'il aurait..., vraiment?
Vous avez parfaitement raison. Une erreur gênante de ma part. Je m'en excuse.
Karim Renno
Claude Marseille
il y a 13 ansPrenons garde avant de demander l'abolition de cette loi, qui protège les entreprises québécoises face à des procédures étrangères potentiellement abusives.
D'abord, comme on le sait, elle ne trouve pas application face aux demandes provenant d'autorités d'autres provinces ou territoires canadiens. Sa portée ne vise donc que des demandes provenant d'autorités étrangères, en vertu de régimes souvent fort différents du nôtre.
Ajooutons que le Québec n'est pas la seule juridiction (même au Canada) disposant d'une telle loi de "blocage". Personnellement, nous de la trouvons pas anachronique, au contraire elle permet de résister à des demandes de production de documents qui seraient, si elles étaient formulées dans une procédure québécoise, considérées comme des "parties de pêche".
Antoine Aylwin
il y a 13 ansAvec respect Claude, il me semble que ta crainte des expéditions de pêche n'exige pas une prohibition totale de communication des dossiers d'entreprise. Je ne crois pas que cela soit l'objectif de la Loi. Cette loi semble contraire aux principes de base de la procédure civile. Rien n'empêche de prévoir des mécanismes pour éviter les abus.
Il ne faut pas oublier qu'une des conséquences de faire des affaires à l'étranger, c'est la possibilité d'avoir à faire face à des procès dans cette juridiction. Je trouve un peu rétrograde de se cacher au Québec pour éviter de faire face à la musique.
D'ailleurs, avec la dématérialisation des supports documentaires, il me semble que cela encore moins pertinent d'avoir une telle loi lorsque les dossiers d'entreprise sont des détenus sur des serveurs hors-Québec.
Bravo à l'AJBM pour avoir pris une position moderne sur le sujet.
> Prenons garde avant de demander l'abolition de cette loi, qui protège les entreprises québécoises face à des procédures étrangères potentiellement abusives.
>
> D'abord, comme on le sait, elle ne trouve pas application face aux demandes provenant d'autorités d'autres provinces ou territoires canadiens. Sa portée ne vise donc que des demandes provenant d'autorités étrangères, en vertu de régimes souvent fort différents du nôtre.
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> Ajooutons que le Québec n'est pas la seule juridiction (même au Canada) disposant d'une telle loi de "blocage". Personnellement, nous de la trouvons pas anachronique, au contraire elle permet de résister à des demandes de production de documents qui seraient, si elles étaient formulées dans une procédure québécoise, considérées comme des "parties de pêche".
Dominic Jaar
il y a 13 ansKarim,
Bon article, sur un sujet d'actualité quant à une loi antique! Par contre, vieux ne veut pas toujours dire désuet.
Je me range donc du côté de Claude dans ce cas. En effet, cette [http://www.canlii.org/fr/qc/legis/lois/lrq-c-d-12/derniere/lrq-c-d-12.html|loi], qui est le copié-collé traduit du [http://www.canlii.org/en/on/laws/stat/rso-1990-c-b19/latest/rso-1990-c-b19.html|Business Records Protection Act Ontarien], avait et a toujours pour but, de protéger les entreprises québécoises d'être contraintes de fournir de l'information dans le cadre de litige ou d'enquête se déroulant dans une juridiction autre. Aussi, comme le mentionne notre confrère Marseille, certaines juridictions, dont nos amis-ricains, ont des règles de discovery ayant une portée beaucoup plus vaste que notre réductrice, voire naïve ou hypocrite, administration de la preuve, alias jeu de cache-cache.
Par ailleurs, lorsqu’on se penche sur l’article 3 cette loi qui aborde ses exceptions, on note que sa portée est assez limitée.
Aussi, il appert que cette loi, et quiconque est en charge de son respect, n’a pas de dent. En fait, c’est tout le contraire de ce que l’on a vu du côté Européen dans l’[http://www.nycourts.gov/ji/commercial-litigation/PDFs/5.b.%20In%20re%20Advocat%20Christopher%20X.pdf|affaire Christopher X] où un confrère a été sanctionné pour avoir recueilli de l’information dans le but de la communiquer pour les fins d’un dossier ayant lieu aux États-Unis…. En effet, pour qu’il y ait sanction, il faudrait que le procureur général (ou « toute personne intéressée dans une entreprise ») s'adresse à un juge de la Cour du Québec (pouvoir, et non devoir, que lui octroi l’article 4) et qu’il obtienne une ordonnance de celui-ci « enjoignant à toute personne, désignée ou non dans la réquisition, de fournir un engagement ou un cautionnement pour garantir qu'elle ne transportera ni n'enverra hors du Québec le document mentionné dans ladite réquisition »… Yeah right! Ainsi, dans un tel cas d’espèce, [http://www.canlii.org/eliisa/noteUpSearch.do?searchTitle=LRQ%2C+c+D-12&language=fr&origin=%2Ffr%2Fqc%2Flegis%2Flois%2Flrq-c-d-12%2Fderniere%2Flrq-c-d-12.html&translatedOrigin=%2Fen%2Fqc%2Flaws%2Fstat%2Frsq-c-d-12%2Flatest%2Frsq-c-d-12.html¬eupMode=all§ion=|dont je n’ai recensé aucun précédent], la personne en défaut pourrait être reconnue coupable d'outrage au tribunal…
D’ici à ce que cela arrive, les entreprises et avocats se soumettront aux demandes des autorités étrangères lorsque cela leur plaira, sans doute avec le même empressement que pour soulever une de ces objections au motif de partie de pêche!
Dj)
Karim
il y a 13 ans> Prenons garde avant de demander l'abolition de cette loi, qui protège les entreprises québécoises face à des procédures étrangères potentiellement abusives.
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> D'abord, comme on le sait, elle ne trouve pas application face aux demandes provenant d'autorités d'autres provinces ou territoires canadiens. Sa portée ne vise donc que des demandes provenant d'autorités étrangères, en vertu de régimes souvent fort différents du nôtre.
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> Ajooutons que le Québec n'est pas la seule juridiction (même au Canada) disposant d'une telle loi de "blocage". Personnellement, nous de la trouvons pas anachronique, au contraire elle permet de résister à des demandes de production de documents qui seraient, si elles étaient formulées dans une procédure québécoise, considérées comme des "parties de pêche".
Vous exprimez là un point de vue qui est partagé par bon nombre d'autres juristes, dont ceux qui oeuvrent au sein du ministère de la justice.
Par ailleurs, je ne peux toujours pas me convaincre que cette loi devrait faire partie de notre corpus législatif. À cet égard, permettez-moi quelques points en réponse à vos commentaires.
Vous avez raison de souligner que la loi québécoise n'est pas unique au Canada, l'Ontario disposant également d'une législation similaire. Mais cette dernière n'est pas appliquée avec la même rigueur ou la même assiduité que la loi québécoise. Ainsi, des demandes qui sont bloquées au Québec sont acceptées de manière routinière en Ontario.
Deuxièmement, je ne pense pas que la loi est nécessaire pour protéger les compagnies québécoises contre les parties de pêche. En effet, l'article 16 de la Loi sur certaines procédures (en vertu de laquelle les commissions rogatoires au Québec sont effectuées) prévoit que ce sont les règles de procédure québécoises qui s'appliquent. Ainsi, les expéditions de pêche sont déjà prohibées comme le confirme la juge Poulin dans Teleglobe Communications c. BCE Inc., 2005 CanLII 24544 (C.S.).
Finalement, la loi est souvent nuisible aux entreprises québécoises qui ont entrepris ou se défendent dans le cadre de procédures étrangères. Elles non plus ne peuvent obtenir de tierces parties au Québec des documents ou de l'information qui pourraient leur être très utiles.
Ainsi, bien que je comprends et respecte votre opinion sur l'utilité de la loi, celle-ci m'apparaît bien minime lorsqu'on la compare aux bénéfices de la reconnaissance mutuelle des ordonnances judiciaires étrangères.
Karim Renno
anonyme 222
il y a 13 ansVoici que Me Renno vire capot.
Après avoir invoqué la Loi sur les dossiers d’entreprises pour le bénéfice d’un client il y a environ quatre ans (voir Southern New England Telephone c. Zrihen (2007) QCCS 1361) Me Reno estime maintenant rétrograde cette loi qui lui a permis naguère d’avoir gain de cause.
Que pensait-il de cette loi il y a quatre ans?
Que se passera-il demain si une autre personne venait lui raconter qu’elle a été assignée (comme le fut M. Zrihen) par une vilaine multinationale qui veut qu’il soit interrogé au Québec en vertu de lettres rogatoires émises par un tribunal du Delaware?
Mais, comme dirait Rudyard Kipling, c’est une autre histoire. Pour l’instant, il faut toujours paraitre être intéressant. C’est cela qui compte.
Karim
il y a 13 ans> Voici que Me Renno vire capot.
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> Après avoir invoqué la Loi sur les dossiers d’entreprises pour le bénéfice d’un client il y a environ quatre ans (voir Southern New England Telephone c. Zrihen (2007) QCCS 1361) Me Reno estime maintenant rétrograde cette loi qui lui a permis naguère d’avoir gain de cause.
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> Que pensait-il de cette loi il y a quatre ans?
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> Que se passera-il demain si une autre personne venait lui raconter qu’elle a été assignée (comme le fut M. Zrihen) par une vilaine multinationale qui veut qu’il soit interrogé au Québec en vertu de lettres rogatoires émises par un tribunal du Delaware?
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> Mais, comme dirait Rudyard Kipling, c’est une autre histoire. Pour l’instant, il faut toujours paraitre être intéressant. C’est cela qui compte.
Je ne pense pas virer capot. J'ai invoqué (avec succès) la Loi sur les dossiers d'entreprise non seulement dans l'affaire Southern New England, mais également dans Teleglobe Communications c. BCE Inc., 2005 CanLII 24544 (C.S.). C'est mon travail de faire valoir les droits de mes clients en fonction des lois en vigueur au Québec et au Canada. Ça ne empêche pas de penser que cette loi ne devrait pas être dans nos livres.
Pour répondre à votre question, je plaiderai la loi tant qu'elle sera en vigueur. À cet égard, je vous souligne que l'article 2 de celle-ci prohibe le transport et l'envoi de documents, de telle sorte que la loi impose des obligations également sur la partie à qui est formulée la demande.
Karim Renno
O.
il y a 13 ansSi tous les échanges tenus sur ce site étaient aussi constructifs et respectueux que la présente discussion, ce serait tout à l'avantage de la communauté juridique québécoise.
Anonyme
il y a 13 ansBien d'accord avec vous!
> Si tous les échanges tenus sur ce site étaient aussi constructifs et respectueux que la présente discussion, ce serait tout à l'avantage de la communauté juridique québécoise.
Fab
il y a 13 ans> Si tous les échanges tenus sur ce site étaient aussi constructifs et respectueux que la présente discussion, ce serait tout à l'avantage de la communauté juridique québécoise.
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