Pour l’application de Jordan en droit du travail
Sébastien Parent
2018-09-27 14:15:00
Un plaideur imaginatif
À la suite d’une lésion professionnelle, la CNESST avait versé des indemnités de remplacement du revenu en double à la travailleuse, pour un montant atteignant 10 654 $. Alors que cet organisme public exigeait le remboursement des indemnités reçues sans droit, le représentant de la travailleuse invoqua l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27.
Rappelons que cette désormais célèbre décision portait sur l’interprétation du droit que possède tout inculpé d’être jugé dans un délai raisonnable, garanti par le paragraphe 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés. C’est ainsi que le plus haut tribunal du pays établissait un nouveau cadre d’analyse, en fixant un plafond au-delà duquel le délai est présumé déraisonnable entre le moment du dépôt des accusations et la conclusion du procès. Ce délai est fixé à 18 mois devant les cours provinciales et à 30 mois auprès des cours supérieures, à moins de circonstances exceptionnelles.
Estimant que les délais dans le traitement du dossier de la travailleuse étaient déraisonnables, en l’occurrence près de deux années, le représentant de cette dernière recherchait ni plus ni moins l’arrêt des procédures devant le TAT.
Les délais de l’arrêt Jordan n’ont pas leur place en droit administratif
Pour la juge administrative Sophie Sénéchal, le cadre d’analyse de l’arrêt Jordan a été élaboré dans un contexte de poursuite criminelle ou pénale, qui se distingue nettement de celui de justice administrative dans lequel elle est appelée à rendre sa décision. Partant, le droit constitutionnel de tout accusé d’être jugé dans un délai raisonnable ne saurait avoir une quelconque application devant les tribunaux administratifs spécialisés en droit du travail.
Toutefois le TAT précise, référant en cela aux propos du juge Bastarache dans l’arrêt Blencoe, qu’« il n’y a aucun doute que les principes de justice naturelle et l’obligation d’agir équitablement s’appliquent à toutes procédures administratives. Lorsqu’un délai compromet la capacité d’une partie de répondre à la plainte portée contre elle, […] le délai des procédures administratives peut être invoqué pour contester la validité de ces procédures et pour justifier réparation ».
Faute de preuve, en l’espèce, sur le préjudice que les délais auraient occasionné à la travailleuse, le TAT examine tout de même l’historique du dossier. Ce faisant, il constate que la contestation a été reçue par le Tribunal en date du 5 novembre 2015. Une première demande de remise de la part de la travailleuse, puis une seconde provenant de la CNESST en raison de la grève des juristes de l’État auront pour résultat de reporter l’audience au 6 octobre 2017, d’où la décision finale prononcée le 6 décembre 2017.
Dans ces circonstances, le TAT considère que ces délais ne sont pas inacceptables ou excessifs, ce qui entraîne donc le rejet du moyen préliminaire soulevé par le représentant de la travailleuse.
Interpréter les termes « célérité » et « diligence » à la lumière de l’arrêt Jordan, pas si fou que ça…
Rappelons qu’en vertu de l’article 1 de la Loi sur la justice administrative, l’objet de cette loi est d’assurer « la célérité et l’accessibilité » devant les tribunaux administratifs. De façon plus spécifique, le législateur impose le devoir à l’arbitre de grief de procéder « en toute diligence » à l’instruction des griefs, aux termes de l’article 100.2 du Code du travail, et au TAT celui d’assurer l’application « diligente et efficace » du Code du travail, tel que l’indique l’article 1 de la Loi instituant le Tribunal administratif du travail. Reprenant sensiblement le même objectif, l’article 1 des Règles de preuve et de procédure du Tribunal administratif du travail vise à ce que les litiges soient traités de façon « simple, souple et avec célérité ».
Ces divers termes juridiques, tout aussi imprécis et flous que celui de « délai raisonnable » à l’origine du nouveau cadre d’analyse établi dans l’arrêt Jordan, ne pourraient-ils pas être exploités par les tribunaux administratifs afin de sanctionner la conduite d’une partie qui retarde indûment la tenue de l’audience, en multipliant, par exemple, les demandes de remise ?
Sachant que le congédiement d’un salarié est assimilé à la « peine capitale » en droit du travail, l’on peut aisément imaginer que l’attente de l’issue du litige peut, à plusieurs égards, entraîner des conséquences similaires sur la vie du salarié qu’un délai déraisonnable avant de connaître le verdict de certaines poursuites criminelles.
À l’inverse, l’employeur peut quant à lui voir les indemnités à verser au salarié, en cas d’une ordonnance de réintégration, grimper en flèche lorsque c’est le procureur du salarié qui a fait traîner en longueur le dossier. Considérant que plusieurs années s’écoulent parfois avant qu’une décision finale soit rendue relativement à la validité du congédiement, ne serait-il pas temps d’établir un délai maximal pour que soient tranchées ces plaintes ?
Certes, le remède consistant à prononcer l’arrêt des procédures nécessiterait un ajustement important en droit du travail puisque le salarié doit bien souvent prouver au décideur qu’il satisfait les conditions donnant ouverture au recours, avant que ne soit transféré sur les épaules de l’employeur le fardeau de démontrer que le congédiement repose sur une cause juste et suffisante.
D’autant plus que la sanction ne serait pas imposée contre l’État envers un accusé présumé innocent, mais bien à un particulier qui bénéficie du droit fondamental d’être entendu, qu’il s’agisse de l’employeur ou du salarié. Voyons ce que l’avenir nous réservera…
« Le droit est la puissante des écoles de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un juriste la réalité. » - Jean Giraudoux