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160 verdicts qui ne seront jamais prononcés

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Radio Canada

2025-02-25 13:15:19

« C’est seulement la pointe de l’iceberg »…

Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a abandonné près de 160 causes criminelles en Abitibi-Témiscamingue et dans le Nord-du-Québec en 2024. Des intervenants craignent que ces nouveaux abandons fragilisent la confiance des victimes et des accusés. En entrevue, le ministre de la Justice répond que les récentes nominations de juges aideront à résoudre ce problème.

Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a abandonné près de 160 causes criminelles en Abitibi-Témiscamingue et dans le Nord-du-Québec en 2024. Des intervenants craignent que ces nouveaux abandons fragilisent la confiance des victimes et des accusés. En entrevue, le ministre de la Justice répond que les récentes nominations de juges aideront à résoudre ce problème.

Me Guillaume Michaud - source : Radio Canada

« Il faut penser aux victimes », fait valoir leur président, Me Guillaume Michaud. « Quelle justice on veut au Québec? Est-ce qu’on est rendus à prioriser certains dossiers? On donne beaucoup d’importance aux victimes dans les villes du sud, mais il faut accorder la même importance à celles du nord ».

L’histoire des abandons de dossiers n'a rien de nouveau. Entre mars et septembre 2023, le DPCP a mis un terme à 126 causes criminelles dans le district judiciaire d'Abitibi.

Ce district regroupe non seulement les villes de Val-d’Or, d'Amos, de La Sarre et de Senneterre mais aussi les communautés cries et inuit d'Eeyou Istchee et du Nunavik. C’est à la Cour itinérante que les arrêts de procédures sont les plus nombreux avec 106 dossiers au cours de l’année 2024. En guise de comparaison, 23 abandons ont été signifiés à Val-d’Or et 9 à Amos.

Aujourd’hui en diminution, les abandons en Abitibi ont tout de même afflué par dizaines en 2024. Le DPCP a interrompu le traitement de 40 dossiers lors des seules journées du 29 novembre et du 5 décembre, craignant principalement que le tribunal ordonne la fin des procédures en vertu de l'arrêt Jordan.

« C’est seulement la pointe de l'iceberg. (...) Quand les victimes cessent de se présenter à la cour, comme procureurs, on perd notre preuve. Ces abandons ne comptent pas dans les statistiques. La situation est donc beaucoup plus alarmante que les chiffres officiels », mentionne Me Guillaume Michaud, président de l’APPCP.

Ces écarts mènent Me Michaud à croire que les services de justice au nord sont indignes de ceux offerts dans le reste de la province.

Les abandons de procédures apparaissent à ses yeux comme le produit d’une justice « en déroute », minée par plusieurs problèmes, notamment la pénurie de juges, la surjudiciarisation des Inuit et les failles de la protection de la jeunesse.

Service « froid et impersonnel »

À ces problèmes persistants s'ajoutent la pénurie de procureurs et le manque de ressources matérielles au Nunavik, par exemple des salles de cour. Conjuguées avec des pressions financières, ces contraintes forcent les procureurs de la Couronne à offrir un service à distance « froid et impersonnel », selon le président de l’APPCP.

« Sur le terrain, les procureurs sont découragés (...). On ne leur donne pas le temps de rencontrer les victimes, d’aller les voir dans leur communauté et de préparer leur témoignage de façon convenable. Tout se fait à la va-vite. Malheureusement, on rencontre parfois la victime en personne seulement 15 minutes avant le procès », mentionne Me Michaud.

Daphnée Creighton - source : Radio Canada

L’avocate de la défense Daphnée Creighton, qui plaide à Kuujjuaq depuis son assermentation, en 2021, est sur la première ligne pour observer les conséquences des délais institutionnels et du manque de ressources de la Cour itinérante.

Elle se souvient d’un procès de cinq jours tenu un peu plus tôt ce mois-ci. Malgré une semaine déjà bien remplie, les procureurs du DPCP ont tout de même tenté de faire entendre d’autres dossiers, quitte à suggérer des peines clémentes pour éviter qu’ils tombent à l’eau.

« Les autres dossiers qui étaient fixés par-dessus le procès ont tous été remis à des dates ultérieures », raconte Me Creighton.

« On manque de journées pour aller dans le nord, confirme Me Michaud. Lorsqu’on s’y rend, on se retrouve avec une quantité immense de dossiers par jour (...). Les procureurs doivent faire des choix déchirants et en prioriser certains. Si on a 200 ou 300 dossiers par jour à traiter, vous comprendrez que c’est impensable ».

Pas seulement les victimes

Ces reports touchent bien sûr les victimes, mais Me Creighton rappelle qu’ils ont aussi des conséquences sur la vie des accusés, souvent détenus dans l’attente d’un procès constamment repoussé.

« On parle de gens détenus préventivement, poursuit-elle. Certains d’entre eux ont vu leur dossier repoussé au 7 juillet seulement pour fixer une date sur notre prochain calendrier judiciaire ».

Priver les accusés du droit à un procès et à une défense pleine et entière est particulièrement problématique au Nunavik, où se trouvent essentiellement de petits villages où victimes et agresseurs peuvent se côtoyer.

« Un arrêt des procédures, ce n’est pas un acquittement, précise l’avocate de la défense. Un procès, c’est un processus pour découvrir la vérité. On n'arrive jamais à trouver la vérité s’il y a un arrêt. Ça affecte énormément un accusé, qui veut se défendre, expliquer sa version des faits ».

Selon Me Creighton, le nombre de dossiers est si élevé qu’il rend caduc le concept de la Cour itinérante à Kuujjuaq, où elle concentre sa pratique.

« Les ressources judiciaires qui vont dans le nord, c’est un cirque volant. On arrive là, on fait notre justice et ça n’a plus aucun sens. On ne doit plus faire ça », renchérit Me Michaud, qui doute qu’une Cour permanente suffise à inverser cette tendance. Il enjoint plutôt à Québec de débloquer des fonds pour permettre aux procureurs d’aller plus souvent sur le terrain.

« Chaque abandon est de trop »

En poste depuis 2020, le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, a bien conscience des répercussions causées par les abandons de procédures décrétés par le DPCP par voie de nolle prosequi (arrêt des procédures). « Chaque nolle prosequi » est de trop, lance-t-il en entrevue.

Simon Jolin-Barrette - source : Radio Canada

Il assure que son ministère œuvre en collaboration avec la Cour du Québec et avec les autres intervenants pour garantir des jours d’audiences et pour veiller à ce que les poursuites soient menées à terme.

Comme le DPCP, le ministre Jolin-Barrette a aussi commencé à répartir les mandats de la Cour itinérante dans tout le Québec. Jusqu’à l’automne dernier, ces mandats étaient traditionnellement confiés à des juges de l’Abitibi-Témiscamingue.

« Ça fait partie d’une stratégie concertée avec la Cour du Québec pour que les voyages dans le nord se fassent à travers l’ensemble des juges, explique-t-il. C’est pour faire en sorte qu’il y ait justement le moins de nolle prosequi possible et que les délais soient le plus court possible en Abitibi, incluant la Cour itinérante ».

À la mi-février, Simon Jolin-Barrette a nommé deux juges à la Cour du Québec, dont Steve D. Fontaine à Laval, exclusivement affectés à la Cour itinérante. Daniel Bélanger, qui occupera ses fonctions à Québec, y siégera quant à lui en partie. À ces nominations s’ajoutent les quatorze postes de juge créés en 2023 à la suite d'un différend avec la magistrature.

« Pour ce qui est de l’Abitibi et de la Cour itinérante, on est passés de 10 à 13 juges depuis que je suis en poste, donc une augmentation de 30 % », poursuit-il.

Dans un rapport produit en 2022 sur la situation de la Cour itinérante, l’avocat à la retraite Jean-Claude Latraverse a recommandé au ministre de la Justice de relocaliser à Montréal le bureau du nord du DPCP qui sert les communautés inuit, actuellement en Abitibi-Témiscamingue.

Patrick Michel - source : Radio Canada

On s’est inspirés de cette recommandation pour affecter des procureurs du reste de la province à la Cour itinérante, indique pour sa part le directeur du DPCP, Me Patrick Michel. On est peut-être même allés plus loin (…). On offre des postes un peu partout au Québec pour augmenter notre bassin de recrutement et le niveau d’expérience des procureurs.

Moins d’abandons

Si Simon Jolin-Barrette souhaite que le nombre d’arrêts diminue, Me Michel a bon espoir qu’ils faibliront « au cours des prochains mois et des prochaines années ». Il soutient que les données sont déjà en baisse pour l’année financière 2024-2025.

Me Michel ajoute que ces équipes doivent s’adapter à plusieurs obstacles structurels, notamment les retards causés par les intempéries, les problèmes d’hébergement ainsi que les disponibilités des interprètes et des traducteurs. Il évoque aussi le conflit entre le gouvernement et la magistrature sur l’horaire des juges, qui a occasionné bien des retards à compter de 2022.

Le DPCP refuse de soutenir que la qualité des services offerts au nord est moindre qu’au sud.

« C’est difficile de comparer les deux et de tirer des constats aussi généraux, estime-t-il. Il y a une réalité dans le Nord-du-Québec. On a 14 communautés où on doit se déplacer pour dispenser les services de justice. Je trouve que c’est un peu court comme constat de parler d’une justice à deux vitesses, car il y a bien plus que des [questions] de ressources qui entrent en ligne de compte ».

Outre le temps de cour qui augmente, il indique que les procureurs se rendent maintenant sur le terrain avant les audiences pour rencontrer les victimes et pour se préparer à la venue de la Cour itinérante.

Trois actions collectives ont été lancées au Nunavik ces dernières années contre le gouvernement du Québec. Ces actions ont pour objet de dénoncer les délais de traitement et les conditions de détention des détenus, l’application jugée « discriminatoire » de la Loi sur l'indemnisation des victimes d'actes criminels (IVAC) ainsi que le sous-financement des services de protection de l’enfance.

Plutôt que de relocaliser les services juridiques, le rapport de la commission Viens déposé en septembre 2019 recommandait de les maintenir en Abitibi-Témiscamingue pour éviter de sacrifier l’expertise qui s’y est développée.

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