Actions collectives : quand « coupon » rime avec déception
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Radio Canada
2025-02-20 14:15:35
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Un bon de réduction de 75 $ pour compenser l'imposition de frais supplémentaires illégaux de plusieurs centaines de dollars lors de l'achat d'une voiture : c'est ce à quoi a abouti le règlement d'une action collective l'an dernier, qui est loin d'avoir satisfait tous les consommateurs touchés.
En parcourant l’actualité, Aurélien de Negri, de Montréal, a découvert qu’il était membre d’une action collective. Des marchands d’automobiles étaient accusés d’avoir imposé des frais supplémentaires en contravention de la loi… et son concessionnaire en faisait partie. « On a écrit aux avocats pour voir : est-ce que nous, on était potentiellement concernés? Ils nous ont répondu que, effectivement, ça semblait répondre aux exigences. »
Dans le contrat d’achat d’Aurélien, des « frais d’installation, de livraison et autres » totalisant près de 1100 $ avaient été ajoutés au moment de rédiger le contrat. Or, la Loi sur la protection du consommateur du Québec interdit de vendre un bien plus cher que le prix annoncé. Aurélien a l’impression que c’est ce qui lui est arrivé.
Retour en 2022. À l’époque, l’imposition illégale de « faux frais » par les marchands de véhicules était une pratique qualifiée « d’épidémie » par l’Association pour la protection des automobilistes. Dans un reportage de La facture diffusé cette année-là, l’avocat Jimmy Lambert nous annonçait dans une entrevue qu’il intentait une action collective contre environ 200 marchands de véhicules. « On demande le remboursement des frais payés en trop. Plus des dommages punitifs de 1000 $ par violation », nous a-t-il déclaré.
35 millions $ pour les consommateurs
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Après de longues négociations entre Me Lambert et les avocats des commerçants, les deux parties sont parvenues à une entente. Cent cinquante des quelque 200 marchands de véhicules, tout en niant toute responsabilité, acceptaient de verser 35 millions de dollars aux consommateurs. A priori, la somme est impressionnante. Mais ce montant serait accordé sous forme de bons de réduction d’une valeur de 75 $ par consommateur lésé. Des consommateurs, dont Aurélien de Negri, qui ont donc dû faire une croix sur le remboursement des frais payés en trop et sur les dommages punitifs.
« C'est une plaisanterie! », s'est exclamé Aurélien. « Je trouve que c'est ridicule, ce qu'ils proposent. Honnêtement, quand on a lu [le projet d’entente], ma blonde et moi, on a été choqués. » Selon le président de l’Association pour la protection des automobilistes (APA), George Iny, « le coupon de 75 $, c’est à l’avantage des commerçants. L’avantage pour le consommateur est nul ».
Un règlement mal-aimé
Ce qu’on appelle les « règlements-coupons » a mauvaise presse. Ils donnent parfois l’impression d’enrichir les avocats et de laisser des miettes aux consommateurs. La réalité est plus nuancée, selon un expert dans le domaine des actions collectives, Pierre-Claude Lafond.
Selon lui, l’action collective est un recours essentiel pour donner accès à la justice à de grands groupes de consommateurs. Toutefois, ce professeur associé à la Faculté de droit de l’Université de Montréal voit poindre une tendance qui l'inquiète. « Ce que je constate dans les dernières années, c'est un modèle très entrepreneurial des actions collectives. Donc, une logique de marché où certains bureaux d'avocats – j'insiste sur le certains, ce n'est pas tout le monde – vont intenter des actions, non pas nécessairement pour le bénéfice réel des consommateurs, mais pour la possibilité d'aller chercher des honoraires substantiels. » Cela dit, Me Lafond a tenu à souligner qu’il ne souhaitait pas se prononcer sur une action collective en particulier.
La question sur l’intérêt réel pour les consommateurs de l’action collective contre les marchands de voitures a été soulevée par une intervention inédite de l’Office de la protection du consommateur du Québec (OPC). En effet, pour la première fois de son histoire, l'OPC s'est présenté devant le tribunal pour recommander au juge de rejeter cette entente, pourtant négociée et acceptée par les deux parties. Pour l'organisme, cet accord dédommageait insuffisamment les consommateurs lésés.
L’OPC s’en mêle
« Ces 35 millions [devant être versés sous forme de rabais] demeurent très hypothétiques », explique le porte-parole de l’organisme, Charles Tanguay. « C'est une évaluation du nombre de clients de ces concessionnaires-là pendant la période donnée, en présumant que chacun de ces clients-là va utiliser le fameux coupon de rabais. » L’OPC anticipe plutôt que peu de clients se prévaudront du bon de réduction. « C'est sûrement très improbable que 100 % des clients touchés l’utilisent", affirme-t-il.
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L’entente prévoit que les commerçants ne doivent débourser l’argent que si les consommateurs réclament leur rabais. Dans le cas contraire, la somme à débourser par les marchands sera réduite. À tel point, selon l’OPC, que cette entente ne sera pas dissuasive, et n’incitera pas les marchands à modifier leurs pratiques.
C’est aussi l’avis d’Aurélien de Negri. « Ça ne va pas leur coûter 35 millions. Je serais très surpris qu'il y ait autant de gens qui utilisent leur bon. »
Selon Pierre-Claude Lafond, tous les « règlements-coupons » ne se valent pas. « Dans certains cas, ça peut être avantageux. Mais il faut regarder différents paramètres. Il faut voir si les gens vont utiliser ce règlement-coupon. »
Auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, Me Lafond qualifie d'exemplaire le règlement sur le « cartel de l’essence », qui a « bien servi l’intérêt des consommateurs ». Les automobilistes lésés par un complot pour fixer le prix de l’essence ont reçu des bons de réduction de 10 $ et 25 $, au terme d’une entente avec des propriétaires et des employés de stations-service, reconnus coupables de collusion. Comme ces automobilistes se rendaient déjà régulièrement chez les détaillants visés pour faire le plein, les rabais ont été un moyen efficace pour les indemniser, selon le professeur de droit.
Par contre, dans le cas de l’action intentée contre les marchands de véhicules, l’OPC a fait valoir au juge que de nombreux consommateurs ne font plus affaire avec leur commerçant, et ne seront pas portés à y retourner.
Autre aspect critiqué de l’entente : le montant de l’indemnisation. George Iny souligne qu’avec 75 $, on n’achète pas grand-chose chez un concessionnaire. « Pour nous, [le rabais de 75 $], c’est des frais de marketing pour attirer des clients, qui vont acheter d’autres produits et services. Juste ça », regrette-t-il.
« La meilleure entente dans les circonstances »
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L’avocat Jimmy Lambert, qui a négocié ce règlement avec les avocats des commerçants, a refusé de nous donner une entrevue à la caméra. Joint au téléphone, il a déclaré que cette entente était la meilleure dans les circonstances. Si cette affaire était allée à procès, dit-il, il aurait été difficile de faire la preuve d’une pratique délinquante systématique de la part des marchands de véhicules.
Le cas d’Aurélien de Negri est un bon exemple : Aurélien n’a pas conservé la publicité d’origine annonçant le prix de sa voiture. Les 1100 $ de frais dans son contrat étaient-ils inclus dans le prix annoncé ou pas? En faire la preuve aurait pu être difficile pour lui. Un grand nombre de consommateurs se trouvaient dans la même situation, a souligné Me Lambert. Un compromis était devenu nécessaire, et l’avocat a obtenu que les consommateurs puissent bénéficier du rabais sans avoir à fournir de preuve. Le compromis : un montant universel, peu élevé.
De plus, deux jugements récents, impliquant Air Canada et Expédia, ont réduit les chances de succès de l’action, estime Jimmy Lambert. Toutes deux portaient aussi sur des frais supplémentaires ajoutés en contravention de la loi, et ont été rejetées. Devant le juge chargé d’approuver l’entente, le 4 juin dernier au palais de justice de Montréal, Me Lambert a déclaré craindre un long procès, sans garantie de succès. En contre-argument, l’avocat de l’OPC a fait valoir que ces deux décisions sont actuellement en appel, et que les faits sont différents.
Entente approuvée
Le juge Sylvain Lussier s’est finalement rendu aux arguments de Me Lambert et a approuvé l’entente. Il a déclaré que les « deux décisions récentes de la Cour supérieure [...] illustrent la difficulté d’obtenir gain de cause dans des actions du même type. » Il a ajouté : « Le Tribunal retient plus particulièrement la simplicité du processus,[...] et l’engagement de tous les concessionnaires qui règlent de modifier leur comportement pour respecter la Loi sur la protection du consommateur. »
Le juge a tenu à souligner l’intervention de l’OPC. Il a écrit avoir « accueilli avec enthousiasme le représentant du président de l’Office dans ces dossiers qui soulèvent des questions de principe faisant l’objet de débats publics » et avoir invité l’Office « à être plus présent dans ce genre de dossiers ». Toutefois, le juge Lussier n’a pas retenu l’argument de l’OPC sur le caractère peu dissuasif de l’entente; il a estimé que « les contrevenants seront d’autant plus susceptibles d’être identifiés et ciblés par l’Office dont, rappelons-le, c’est la mission de faire appliquer la [loi] ».
De plus, le juge doute que les consommateurs se privent de faire affaire avec leur concessionnaire, « chez qui ils vont régulièrement », même si un vendeur « les a possiblement floués ».
Des honoraires élevés
En approuvant l’entente, le juge a aussi approuvé la convention d’honoraires du cabinet Lambert Avocat, qui s’élèvent à 5,3 millions $. Ces honoraires ne représentent pas un profit net; le juge Lussier a d’ailleurs souligné le temps et les efforts consacrés à ce règlement de la part du cabinet d’avocats. Mais ces honoraires représentent bien plus que les frais facturables. Cela s’explique par le fait que les tribunaux tiennent compte du risque encouru par les avocats qui entreprennent de mener une action collective à terme.
« C'est sûr qu'il y a un risque financier de la part du bureau d’avocat", explique Pierre-Claude Lafond. « Parce que, si on se rend jusqu'à terme, ça peut être très long. Dans le dossier du tabac, par exemple, ça fait 24 ans que ce dossier-là roule. Les avocats n'ont toujours pas été payés pour ça. Il faut penser à ça, que le risque financier peut être très grand. »
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Par contre, les honoraires élevés ouvrent la porte à l’abus, craint-il. « Il est possible que certains avocats vont plutôt avoir tendance à régler de façon hâtive pour aller chercher leurs honoraires. Et régler peut-être pas dans le meilleur intérêt des consommateurs. Mais il faut se rappeler que le juge est là; il doit approuver le règlement », explique-t-il.
Le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, est lui aussi préoccupé par la question des honoraires élevés. Dans un document publié en 2021, il interroge la communauté juridique sur les moyens à prendre pour aider les juges à « freiner l’inflation des honoraires des avocats ».
Une solution préconisée par le Laboratoire sur les actions collectives de l’Université de Montréal serait d’accorder seulement une partie des honoraires à l’avocat au moment du jugement ou de l’approbation de l’entente, puis, dans un deuxième temps, permettre au tribunal d’évaluer si les consommateurs ont réellement bénéficié de l’indemnisation, avant d’accorder l’autre partie des honoraires. « Le ministre annonce une consultation à cet égard. Nous serons à sa disposition pour en discuter avec lui », déclare Pierre-Claude Lafond.
Une expérience décevante
Lorsque Aurélien s’est rendu chez son concessionnaire pour un changement de pneus (un forfait qu’il a payé lors de l’achat de son véhicule), il a décidé d’appliquer le rabais de 75 $ au coût d’une réparation mineure que lui a proposé l’établissement. Un geste qu’il a posé à contrecœur. « C’est vraiment frustrant », nous a-t-il déclaré en reprenant sa voiture, l’air dépité.
Reste à voir maintenant combien de consommateurs se rendront chez leur commerçant pour bénéficier du rabais. Et pour le savoir, l’intervention de l’OPC aura été salutaire; le procureur de l’organisme a obtenu que les parties dévoilent au tribunal le nombre exact de rabais accordés dans trois ans. « Il va y avoir là un constat qui va pouvoir alimenter la réflexion des tribunaux dans l’avenir", conclut le porte-parole Charles Tanguay.