Chicane de riches à Tremblant
Didier Bert
2024-09-19 15:00:21
De grands noms du Québec inc. sont les protagonistes d’un procès civil qui est reparti de zéro près d'un quart de siècle après avoir commencé…
Une affaire impliquant de grandes fortunes du Québec, sur un des lieux de villégiature les plus renommés de la province, vient de connaître un revirement 24 ans après avoir été initiée, dans un jugement de la Cour supérieure daté du 27 août 2024.
Mais avant, retraçons l’histoire…
C'est au bord du lac Tremblant, au pied des pistes de ski, que se joue le différend entre les riverains, dont plusieurs sont bien connus du Québec inc.
Les demandeurs sont André Teasdale, Groupe Aéro Mag, André Sicotte Teasdale, Claire Sicotte, Connor O’Brien, Denis Gervais, Sophie Sicotte Teasdale, Les Investissements Burcass, Guy Déom, la Fiducie Teasdale, et Mikaela O’Brien.
Du côté des défendeurs, on trouve Bernard Loranger, la société en commandite Les Associés du Mont-Royal, Stephen Bronfman, Pierre Pomerleau, Daniel Labrecque et Lise Laberge, Alan P. Rossy, les Investissements Copley, la Succession Eilen Alice Marshall, Hugh Scott et Paule Ouimet, Eva Kuchar, Nicole Viau, Wenda Gibson, le Centre médical Métro St-Michel, Susan Sproule, John Kenrick Sproule, Jeffrey Howard, Romi Swidler Howard, June Patricia Laing, ainsi que la municipalité de Lac-Tremblant-Nord, la ville de Mont-Tremblant, la MRC des Laurentides, tandis que le procureur général du Québec est mis en cause.
Il faut remonter en novembre 2000 pour revenir au début de cette affaire. À l’époque, un groupe de riverains du lac Tremblant demande à obtenir un droit de passage de quatre kilomètres pour traverser le terrain d’une trentaine de leurs voisins. Les demandeurs affirmaient que leurs propres terrains sont enclavés.
La municipalité de Lac-Tremblant-Nord s’oppose au tracé proposé par les demandeurs, en affirmant qu'il ne respecte pas la réglementation municipale en vigueur, en raison d’une distance trop faible avec la rive du lac. De son côté, le procureur général du Québec s'oppose également, arguant que le chemin envisagé pour un éventuel désenclavement ne peut pas emprunter le territoire du Parc national du Mont-Tremblant.
Le 30 mai 2007, le juge Pierre Journet de la Cour supérieure du Québec décide que l’unique accès des demandeurs à une voie publique, c'est-à-dire au lac Tremblant, est « insuffisant, difficile ou impraticable », en raison des vagues, du vent, et des difficultés à traverser le lac en hiver. Le juge déclare donc les terrains enclavés.
Dans la même décision, le juge Journet décide de scinder l'instance pour la détermination définitive du tracé du droit de passage et de l'indemnité due à chacune des personnes affectées. Le juge retient un tracé alternatif, proposé par l'expert du ministère des Transports du Québec, soit un passage qui évite le Parc national du Mont-Tremblant et qui traverse plutôt des terrains riverains. Puisque les propriétaires de ces lots n'étaient pas parties au dossier jusque-là, les questions du tracé définitif, des indemnités et du caractère applicable ou non de la réglementation municipale demeurent en suspens.
En janvier 2012, le juge Paul Journet rend sa décision concernant cette seconde série de questions. Il publie une série de servitudes visant 34 lots pour établir un chemin de plusieurs kilomètres. Il déclare la réglementation municipale inopposable aux demandeurs, car elle ne peut pas avoir pour effet de les priver de leur droit au désenclavement. Il fixe également les indemnités dues.
Jugement cassé par la Cour d’appel
La municipalité de Lac-Tremblant-Nord et plusieurs défendeurs font appel de ces deux décisions du juge Journet. En novembre 2014, soit 14 ans après le début du dossier, les juges Manon Savard et Pierre Dalphond de la Cour d'appel déclarent que la scission d'instance décrétée par le juge Journet n'est pas légale. Ils invoquent le fait que le Code de procédure civile ne prévoit la scission d'instance que pour les actions en responsabilité civile. De plus, des parties étaient ainsi jointes au litige alors que le tribunal avait déjà déclaré l'existence de l’enclave.
Pour sa part, le troisième juge de la Cour d'appel, Jacques J. Lévesque, pointe que le juge Journet a commis une erreur déterminante en « priorisant les inconvénients limités subis par des villégiateurs au détriment de la destination réelle des lieux dont la vocation spécifique est la villégiature ». Le magistrat souligne que l'accès normal des propriétés riveraines se fait par la voie des eaux, et qu'il n'y a pas lieu de conclure à un état d’enclave.
Un deuxième procès
Quelques mois plus tard, en 2015, les demandeurs déposent une nouvelle demande afin d' obtenir le droit de passage qui avait été retenu par le juge Journet lors du premier procès. L’affaire est portée devant le juge Serge Gaudet de la Cour supérieure. Le deuxième procès vient de s’achever il y a quelques jours.
« Il est rare qu'un jugement de la Cour d'appel a pour effet de venir recommencer un procès au civil quasiment identique une deuxième fois, ce qu'on voit plutôt en droit criminel quand il y a des vices procéduraux », observe Me Carl-Éric Therrien, qui représente les demandeurs, avec Me Charlotte Paquin, tous deux avocats au cabinet Therrien Lavoie.
Le juge Gaudet constate que, depuis le début du dossier, la situation des accès a évolué de manière importante sur le territoire de la municipalité de Lac-Tremblant-Nord. Le réseau routier s'est développé permettant à la moitié des lots de la municipalité de bénéficier d'un accès terrestre, ce qui était le cas pour une minorité de propriétaires 24 ans plus tôt.
De plus, le plan d’urbanisme que la municipalité a dressé en 1995 prévoyait la mise en place d'un chemin correspondant essentiellement au tracé réclamé par les demandeurs, quelques années plus tard. En 2006, une modification réglementaire est venue interdire l'aménagement de nouveaux accès véhiculaires, mais le juge Gaudet note que cette interdiction ne provenait pas d'un souhait des élus de limiter l’étendue du réseau routier. Il s’agissait plutôt d'éviter la responsabilité civile de la municipalité si les véhicules d’urgence-incendie n'était pas en mesure d'utiliser ces accès « qui peuvent souvent comporter des pentes assez abruptes ».
Enfin, le juge Gaudet distingue cette affaire d'une autre affaire qui concernait des propriétaires à l'autre bout du lac.
« Nous avions déjà gagné le premier procès, mais entre-temps il y a eu un arrêt de la Cour d'appel dans l'affaire Gaucher, qui définissait la notion d'arbitrage en matière d’enclave », souligne Me Carl-Éric Therrien, représentant des demandeurs. L'arrêt de la Cour d'appel, confirmé par le refus de la permission d’appeler de la Cour suprême en avril 2020, vient distinguer l'enclave physique de l'enclave économique. Cette dernière vise à permettre l'exploitation d'un fonds à partir de données objectivables. « Nous avons donc dû nous assurer de faire une distinction importante et précise à l'égard de l'arrêt Gaucher », ajoute Me Therrien.
Le juge Gaudet observe que sur les 26 lots qui seraient traversés par le chemin demandé, ce sont 20 propriétaires qui sont favorables à la mise en place de ce tracé ou qui ne s'y opposent pas. Dans l'affaire Gaucher, située sur l’autre rive du lac, les voisins étaient unanimes pour s'opposer à un droit de passage réclamé par un seul demandeur.
Parmi les défendeurs, plusieurs se sont inquiétés de voir leur terrain coupé en deux, prendre de la valeur et donc augmenter le montant de leurs taxes foncières. Ils ont aussi indiqué que la construction d'un chemin viendrait détruire le caractère unique des lieux. « Certains ont précisé qu'ils ont acheté à cet endroit précisément en raison du fait qu'il n'y avait pas d'accès terrestre. »
Un enclavement économique
Le juge Serge Gaudet conclut à l’existence d’une enclave économique, car « plusieurs des demandeurs se privent de construire une résidence sur leur terrain ou encore de rénover de manière importante celle qui s’y trouve déjà même s'ils souhaiteraient le faire ». Certains souhaitaient s'installer à l'année mais ils ne le peuvent pas, en raison de l’unique accès par le lac. L'accès des services de police et d'incendie est également limité, souligne le juge, qui conclut à la nécessité d’un droit de passage.
Tenant compte des travaux nécessaires au chemin, dont le coût total s'élèverait à 3,5 millions de dollars, « les avantages surpassent ici les inconvénients. Accorder ici le droit de passage réclamé, c'est permettre l'utilisation d’une vingtaine de lots à leur plein potentiel économique (dans le respect du zonage) et c’est accroître de manière significative la sécurité des résidents de ce secteur », écrit le juge dans sa décision.
Alors que le règlement municipal et le règlement de la MRC des Laurentides prévoient respectivement qu'aucune voie ne puisse être tracée à moins de 244 mètres et de 300 mètres de la rive du lac, le juge déclare ces normes inapplicables ou inopposables, « car leur application aurait pour effet d'empêcher le désenclavement ». En effet, le Code civil du Québec stipule que le voisin du propriétaire d'un fond enclavé est obligé de lui donner un droit de passage. Or, la norme législative a préséance sur une norme réglementaire à moins que la loi ne prévoit le contraire, écrit le juge Gaudet.
Les défendeurs riverains sont représentés par Me Nicholas Rodrigo et Me Agnès Pignoly du cabinet Davies Ward Philipps & Vineberg. Les avocats des défendeurs riverains n'ont pas répondu à notre demande de commentaires.
La municipalité de Lac-Tremblant-Nord est conseillée par Me Louis Béland, la Ville de Mont-Tremblant par Me Rino Soucy, et la MRC des Laurentides par Me Jean-François Girard, tous les trois étant avocats au cabinet Dufresne Hébert Comeau. Selon Me Soucy, l'affaire pourrait aller en appel.
Dans sa décision, le juge Serge Gaudet salue « la collaboration des parties et de leurs avocats, et la souplesse dont les uns et les autres ont fait preuve à maints égards tout le long de cette première étape méritent d'être soulignées et ont grandement facilité ma tâche à la fois comme juge gestionnaire et comme juge sur le fond de cette intéressante question ».
Mais l'affaire n'est pas close, puisque le tribunal devra encore décider des indemnités dues aux propriétaires des lots sur lesquels le chemin sera tracé. « Je compte encore là sur la collaboration de tous pour que celle-ci puisse être décidée avec célérité, le présent litige ayant déjà trop duré », conclut le juge Gaudet, 24 ans après le début du dossier.