CSF: une entente secrète de 1,1 million $
Didier Bert
2024-10-08 15:00:01
Un accord confidentiel de plus d’un million de dollars vient de refaire surface, mettant en lumière des allégations troublantes contre un chien de garde du secteur financier.
La Chambre de la sécurité financière (CSF) a abandonné plus de 1,1 million de dollars pour mettre fin à un conflit avec une association professionnelle, la Corporation des professionnels en services financiers (CDPSF), a appris Droit-inc.
Les dessous de cette histoire, qui remonte à l’année 2016, sont révélés par l'entente hors cour qui a été conclue à l’époque, et qui est demeurée secrète jusqu'à présent.
Cette entente confidentielle est revenue à la surface à la suite de la publication d’articles sur le départ massif d’employés du bureau du syndic de la CSF.
Droit-inc a pu consulter cette entente, qui a coûté 320 000 dollars à la CSF à titre d’indemnité forfaitaire, et plus de 800 000 dollars par abandon d’une demande reconventionnelle.
Ce litige comportait contre la CSF des allégations d’illégalité, de conflit d’intérêts, de manque de loyauté, de chantage financier et de concurrence déloyale.
Aujourd’hui, Droit-inc est en mesure de révéler comment l'organisme chargé de faire respecter la déontologie des conseillers financiers au Québec a réglé ce conflit.
1,1 million $ face aux allégations
Cette entente est signée par Me Marie Élaine Farley, la PDG de la CSF, par Lyne Gagné, qui était alors la présidente du conseil d'administration de la CSF, par Mario Grégoire, qui était le président du CDPSF, et par Gérald Trottier, administrateur du CDPSF. La CSF était conseillée par Me Bruno Verdon, avocat chez Lavery.
Le document prévoit la résiliation d’un protocole initial signé entre les deux parties en octobre 2014. La CSF renonce à sa demande reconventionnelle et à la reddition de comptes de la CDPSF.
En contrepartie, « la CSF s’engage à payer au CDPSF une somme de 320 000 $ à titre d'indemnité forfaitaire », mentionne l’entente.
De plus, l’abandon de la demande reconventionnelle signifie que la CSF renonce « à sa demande de remboursement par le CDPSF d’un montant de 814 367,49 $ ». La CSF réclamait ce montant en vertu d’articles du protocole d’entente, applicables si des difficultés apparaissaient dans la mise en application du protocole. Ce montant n’avait pas été payé par le CDPSF.
Au total, la CSF a donc abandonné plus de 1,1 million de dollars dans l’affaire. Qu’a-t-elle obtenu en échange? La réponse n'est pas évidente puisque l'entente prévoit surtout que les parties se donnent quittance de tout recours.
Cependant, la lecture du document montre que la CSF se garde un joker, qui semble constituer son gain. « Dans l'éventualité où la réputation de la CSF et/ou de ses Représentants a été, est ou serait entachée ou atteinte de quelque façon par des allégations contenues dans les Procédures, la CSF et/ou ses Représentants auront le droit, nonobstant les dispositions contenues à l'article 8 des présentes, de diffuser le contenu de la déclaration sous serment jointe comme Annexe G. »
Le chien garde de la déontologie des conseillers financiers se réserve donc le droit de diffuser des informations confidentielles, si sa réputation venait à être entachée…
Renoncement à des allégations de conflits d’intérêts, chantage financier…
Or, dans cette annexe G, Mario Grégoire, le président du CDPSF, dit renoncer à des allégations visant la CSF. Ces allégations ont été déposées dans le cadre de l’arbitrage.
Dans le document, Mario Grégoire, le président du CDPSF déclare revenir sur des « propos » et « allégations contenues dans des communications et procédures du CDPSF ».
« Aucune des allégations contenues dans les Communications et procédures du CDPSF liées au Différend ne devraient être tenue pour avérée;
Sans limiter la généralité de ce qui précède, toute allégation d’illégalité, de conflit d’intérêts, de manque de loyauté, de chantage financier et de concurrence déloyale et toute intention malicieuse attribuée à la CSF et/ou ses Représentants n’avaient aucun autre objectif que de solutionner le Différend et, en outre, n’ont aucunement été prouvées; »
Au moment d’écrire ces lignes, Geneviève Fontaine, la directrice des communications de la CSF n’avait pas retourné nos appels, ni répondu à notre courriel.
Droit-inc a tenté de joindre Marie Elaine Farley directement sur les réseaux sociaux professionnels. Son profil LinkedIn est toutefois inaccessible à l'auteur de cet article.
De son côté, le CDPSF a répondu qu’il n’émettra « aucun commentaire ».
L’Autorité des marchés financiers (AMF) nous a indiqué qu’elle n’avait pas de commentaires à faire au sujet de l’entente qui a mis fin au conflit entre la CSF et le CDPSF. Questionnée pour savoir si l’Autorité a eu connaissance du contenu de cette entente, son porte-parole Sylvain Théberge nous a répondu: « Nous nous en tiendrons à ne pas commenter un sujet qui relève de la CSF. »
Un protocole de collaboration…
Depuis huit ans, nombre de conseillers financiers de la province se demandent comment s’est achevé le conflit qui opposait la Chambre de la sécurité financière et la Corporation des professionnels en services financiers. Cette bataille juridique avait en effet été étalée sur la place publique.
Il faut remonter dans le passé pour comprendre…
En 1999, la Chambre de la sécurité financière est créée avec la mission d'assurer la protection du public en maintenant la discipline et en veillant à la formation et à la déontologie de ses membres, en vertu de la Loi sur la distribution de produits et services financiers. La CSF dispose des mêmes compétences qu'un ordre professionnel. Elle compte aujourd'hui 34 000 membres, comme l’indique son dernier rapport annuel.
Initialement, la CSF regroupait 20 sections régionales, dont la mission était d’offrir des services de formation et de favoriser le réseautage. Au fil des années, ces associations régionales de conseillers financiers ont exprimé le souhait de développer leur propre offre de services à leurs membres. La formation représentait la quasi-totalité des revenus des sections régionales, selon le rapport annuel 2013 de la CSF.
En 2014, un accord est conclu: la CSF accepte de transférer ses sections régionales à une association créée dans ce but, la Corporation des professionnels en services financiers, qui sera renommée peu après le Conseil des professionnels en services financiers (CDPSF).
Les deux organisations signent un protocole d'entente le 22 octobre 2014. Luc Labelle, alors PDG de la CSF, et Mario Grégoire, le président de la CDPSF, signent le document. Marie Élaine Farley, qui était la vice-présidente de la CSF au moment de la signature du document, succède en mars 2015 à Luc Labelle.
« La Chambre convient d'apporter une contribution financière et matérielle pour soutenir le démarrage des activités de la CDPSF pendant une période n’excédant pas 36 mois suivant la date de mise en œuvre », précise le protocole d’entente que Droit-inc a pu consulter. La CSF s’engage également à mettre du personnel à la disposition de la CDPSF, et à couvrir différentes dépenses.
Au total, la CSF accepte de verser 1,8 million de dollars sur trois ans à la CDPSF.
De son côté, « la CDPSF s'engage à rendre compte à la Chambre de l'utilisation de la contribution et lui remettre copie de ses états financiers annuels audités au plus tard 120 jours après la fin de chaque exercice financier. »
Les deux parties s'engagent à collaborer pour maintenir l'offre d'activités de formation continue. Cependant, les questions de conformité aux normes d'éthique et de pratique professionnelle seront proposées exclusivement par la CSF durant une période de cinq ans.
… qui tourne au conflit en public
Mais rapidement, l’entente tourne à la mésentente… Le CDPSF se plaint de la lenteur de la CSF pour verser le financement prévu. De son côté, la CSF met en cause la reddition de comptes du CDPSF.
Derrière ces arguments, les deux organismes se disputent le marché de la formation continue. D'un côté, la CSF, chargée de l'accréditation des formations, entend développer son catalogue dans ce domaine. De l'autre côté, le CDPSF ne comprend pas que la CSF joue ce double rôle.
La CSF arrête de payer, alors qu’au 31 décembre 2015, elle devait encore verser 676 239 $ au CDPSF, peut-on lire dans le rapport annuel de la Chambre.
Le conflit s’étire, jusqu’à se répandre sur la place publique, à travers des articles de presse. « Le CDPSF réclame la résiliation du protocole d’entente et le versement d’un million de dollars par la CSF en dommage et intérêts. Selon l’avis, le CDPSF réclame également un total de 163 526,25 $ pour couvrir des versements en argent prévus au protocole en octobre 2014 ainsi qu’en janvier et en avril 2015 », rapporte Finance et Investissement dans un article publié le 23 juin 2016.
La CSF rétorque en affirmant qu’elle est dans son droit d'utiliser « des moyens efficaces pour réagir à toute anomalie ou manquement » en matière de reddition de comptes de la part du CDPSF.
L'industrie des services financiers s'inquiète de l'image projetée par ce conflit… et aussi par les coûts engendrés par la bataille juridique.
À l’automne 2016, des voix s’élèvent dans l’industrie pour que la querelle s’arrête.
« Le conflit a assez duré », tonne le conseiller Daniel Guillemette, président du cabinet de services financiers Diversico, dont la voix est écoutée dans la profession.
Dans sa publication du 28 septembre 2016 titrée « J’ai mal à ma Chambre ! », il écrit: « La Chambre et le Conseil, pour des raisons que je suis incapable d’expliquer, se chicanent depuis un an, et cette affaire risque de coûter cher à la profession. Il n’est pas question que mon argent serve à financer ce genre de chose. »Daniel Guillemette conclut sa publication en interpellant la CSF, le CDPSF, ainsi que l'Autorité des marchés financiers (AMF), afin que soit mis fin au litige « immédiatement, en limitant au strict minimum les frais d'avocats requis pour le régler. (…) À titre de membre payeur, je n'autorise pas que mes cotisations soient engagées dans une bataille juridique entre les deux organismes qui m'encadrent ou me soutiennent. »
À la suite d’un avis d'arbitrage déposé par la CDPSF, les parties s'engagent dans un processus de règlement du différend. En décembre 2016, la CSF et le CDPSF concluent une entente hors cour pour mettre fin au conflit.
Depuis sa signature, plusieurs conseillers financiers affirment avoir demandé à connaître le contenu de l'entente. Mais celle-ci a été tenue dans la confidentialité. Jusqu’à aujourd’hui.
Un rapport ministériel à l’origine du conflit
C’est un document publié en juin 2015 par le ministère des Finances du Québec qui aurait mis le feu aux poudres. Le Rapport sur l’application de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (LDPSF) se penche notamment sur la coexistence de plusieurs organismes de réglementation, à savoir l’Autorité des marchés financiers (AMF) et la CSF.
Ce double encadrement engendre des coûts et un fardeau administratif supplémentaires pour l'industrie des services financiers, pointe le rapport Il a aussi pour conséquence de semer la confusion parmi les professionnels et dans la population.
Le rapport suggère que le secteur devrait être encadré par un seul acteur, ce qui nourrira la volonté du ministère des Finances de supprimer la CSF, en intégrant ses missions à l’AMF. D’ailleurs, un rapport d’inspection de l’AMF portant sur les années 2011 à 2014 décrit la CSF comme un lieu où se produisent « une tonne d’incidents contraires aux lois ou aux normes. Et une culture où tout ou presque semble permis », rapporte Le Journal de Montréal en 2017, parlant des « dernières heures de la CSF ».
Marie Élaine Farley, devenue présidente de la CSF en mars 2015, se lance dans la bataille pour défendre l'existence de la Chambre. C'est dans le cadre de cette bataille qu’elle décide de couper les vivres à la CDPSF, affirme une source qui a été proche du dossier. Son but aurait alors été de renforcer le rôle et les ressources de la CSF, par tous les moyens, confie cette source.
La proposition de supprimer la CSF, déposée par le ministre des Finances, Carlos Leitao, sera finalement retirée du projet de loi 141, quelques jours avant son adoption, en juin 2018.
Un combat pour la transparence
Un conseiller financier, Martin Drapeau, est allé très loin pour tenter de mettre la main sur l’entente hors cour.
M.Drapeau est un pionnier en matière d'accès à l’information. En mai 2010, il a été le premier citoyen québécois à obtenir gain de cause dans un jugement pris en vertu de la loi anti bâillon. La juge Danielle Turcotte de la Cour supérieure lui avait donné gain de cause alors qu'il faisait l'objet d'une poursuite de l'entreprise Construction Infrabec de Lino Zambito. Ce dernier reprochait à Martin Drapeau d'avoir publiquement demandé à l’ex-mairesse de Boisbriand d'avoir conclu de gré à gré neuf contrats de la Ville avec Construction Infrabec. Cinq ans plus tard, Lino Zambito est condamné à une peine de deux ans moins un jour de détention, après avoir été reconnu coupable de complot pour fraude, abus de confiance, corruption et intimidation relativement à l'octroi de contrats publics de la Ville de Boisbriand.
En examinant les états financiers de la CSF pour l’année 2013, Martin Drapeau constate que l’organisme s'est engagé à payer 1,8 million de dollars à la CDPSF, soit 22 % des liquidités cotisées par les membres.
En tant que conseiller membre de la CSF, il veut savoir à quoi servent ses cotisations. Il demande à consulter le protocole d’entente. Le 2 mars 2017, Me René Trépanier, responsable de l'accès aux documents et de la protection des renseignements personnels de la CSF, fournit au conseiller un sommaire de l'entente initiale du 22 octobre 2014. Mais il refuse de lui fournir une copie de l'entente hors cour qui a mis fin au conflit entre la CSF et le CDPSF, en invoquant la loi sur l'accès à l'information.
« Puisqu’il est impossible de verser une cotisation professionnelle à un autre organisme accrédité afin d’exercer sa profession, notre client argue qu’il s’agit d’argent public », écrit son représentant, Me Vincent Langlois dans une correspondance. « Notre client estime qu’en sa qualité de membre et de cotisant, cette transaction ne devrait pas être assujettie à des normes de confidentialité opaques et qu’il en va de l’intérêt public que de tels mouvements de capitaux ne soient pas régis par des ententes de règlement privées. »
L’affaire tourne au marathon juridique. Martin Drapeau effectue une demande d'accès à l'information, qui est accueillie en partie par la Commission d'accès à l'information (CAI) le 30 mai 2019. Le juge administratif de la CAI, Philippe Berthelet, ordonne à la CSF de transmettre l'entente hors cour au conseiller financier, à l'exception de l'annexe G. Le refus est motivé par le fait que cette annexe G contient des renseignements personnels qui doivent demeurer confidentiels en vertu de la Loi sur l'accès.
Représentée par Me Raymond Doray, du cabinet Lavery, la CSF fait appel de la décision devant la division administrative et d’appel de la Cour du Québec. Le 19 mars 2021, le tribunal accueille l’appel en déclarant que « la Convention est visée par le privilège relatif aux règlements des litiges et, en conséquence, est un document confidentiel ». Mais la Cour du Québec déclare également que « Annexe G de la Convention n’est pas constituée de renseignements personnels ».
Le conseiller financier perd le droit d'accéder au contenu de l'entente hors cour, y compris l’annexe G alors que celle-ci n'est plus considérée comme protégée par la Loi d’accès.
Martin Drapeau décide de faire appel, mais l’affaire s'achève le 29 juillet 2021 lorsqu’il finit par se désister. « J'ai lancé quelque chose, mais rendu là, je n'étais plus capable de suivre. Les débats de droit, je ne pouvais pas financer ça », explique Martin Drapeau.
« Ce qui me préoccupe le plus, c'est que ça signifie que, puisque c'est une entente dont une des parties est un organisme public, ça ouvre la porte à toutes sortes d’abus », explique-t-il. « Ce manque de transparence, je ne l'ai pas digéré. »