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Délais judiciaires : l’Outaouais se dirige « tout droit vers le mur »

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Radio -Canada

2022-12-20 12:00:00

En Outaouais, des centaines de dossiers pourraient être abandonnés, en raison de l'arrêt Jordan, qui fixe une limite au délai raisonnable dans leur traitement…
Le procureur en chef du DPCP<br />
 pour l’Ouest du Québec, Pierre-Olivier Gagnon. Source: Radio-Canada / Jacques Corriveau
Le procureur en chef du DPCP
pour l’Ouest du Québec, Pierre-Olivier Gagnon. Source: Radio-Canada / Jacques Corriveau
Partout au Québec, le système de justice peine à répondre à la demande. L’Outaouais n’y fait pas exception. Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) de la région l’affirme sans détour : « On se dirige tout droit vers le mur ».

« Il arrive à une telle vitesse que nous avons déjà commandé nos agendas pour l’année 2024 », lance le procureur en chef du DPCP pour l’Ouest du Québec, Pierre-Olivier Gagnon, pour illustrer l’ampleur des délais judiciaires.

Lorsque Me Gagnon parle du « mur », il fait référence à la possibilité que des milliers de dossiers, au Québec, fassent l’objet d’un arrêt des procédures.

L’avocat de la défense Jean-François Benoît, qui est également le président de l’Association des avocats et des avocates de la défense de l'Outaouais (AADO), estime que le point de rupture « risque d’arriver cet hiver ou encore ce printemps », anticipe-t-il.

« Environ 50 000 causes (sur 162 000) pourraient dépasser le délai de 18 ou 30 mois au 31 août 2023 pour l'ensemble du Québec », affirme le ministère de la Justice, qui ne recense toutefois pas cette statistique pour chaque district judiciaire.

De ce fait, il est impossible pour le ministère de quantifier le nombre de dossiers qui pourraient tomber en raison de l’arrêt Jordan en Outaouais.

« Je ne peux pas m’avancer sur un nombre, mais c’est assurément en croissance », observe Me Benoît.

Que s’est-il passé?

La juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, a instauré cet automne une réforme pour que les juges passent plus de temps à délibérer. Les 160 juges de la Cour du Québec siègent maintenant un jour sur deux alors qu'ils siégeaient auparavant deux jours et délibéraient la troisième journée.

« Le changement de ratio fait en sorte qu’il y a moins de journées d’audition », vulgarise Me Gagnon, du DPCP. « Le nombre de dossiers n’a pas diminué, ce qui fait en sorte que les auditions sont perturbées. »

Pour sa part, le président de l’AADO n’hésite pas à montrer du doigt le ministère de la Justice. « Le système de justice est sous-financé depuis longtemps. Il y a très peu de gains politiques à faire avec la justice… et malheureusement, on est victimes de cela », se désole Me Benoît.

Michel Girard. Source: Radio-Canada
Michel Girard. Source: Radio-Canada
L’enjeu de la main-d'œuvre

D’autres intervenants mettent de l’avant le manque de main-d'œuvre pour expliquer le nombre important de dossiers reportés en Outaouais. Le président régional du Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, Michel Girard, affirme que la situation est déjà « très critique » au palais de justice de Gatineau.

Son syndicat représente de nombreux employés de la justice, dont les techniciens en droit, les greffiers audienciers et les adjoints à la magistrature. Bref, « ceux qui assurent le bon fonctionnement de la justice et des salles de cour ».

Selon M. Girard, « tout le monde est à bout de souffle » dans les palais de justice de l’Outaouais, soit ceux de Gatineau, Maniwaki et Campbell's Bay.

« Généralement, une adjointe à la magistrature travaille avec un seul juge. Maintenant, une seule adjointe peut travailler avec trois juges. Nos adjointes sont stressées, tellement qu’elles démissionnent parce qu’elles ont peur d’être blâmées pour les retards », illustre celui qui dessert le territoire de l’Outaouais, mais aussi les régions de Laurentides et de Lanaudière.

« C’est très préoccupant. Il y a des dossiers au criminel qu’on fixe des dates de procès en novembre 2024. Je suis prêt à gager qu’ils vont tomber à cause de l’arrêt Jordan. »

Il s’indigne du fait que, dans des palais de justice en sous-effectif, des dossiers sont transférés de Gatineau à Maniwaki. Selon lui, on « déplace le problème ».

Du côté du ministère de la Justice, le ton est moins alarmiste en ce qui a trait au manque de main-d'œuvre. Dans une déclaration écrite, une porte-parole mentionne que les équipes « sont complètes et stables » à Maniwaki et à Campbell’s Bay, tandis que six postes sont à pourvoir à Gatineau.

On confirme que, parfois, « des employés des services judiciaires d'autres palais de justice, dont ceux de Maniwaki et Campbell's Bay, viennent prêter main-forte à ceux de Gatineau afin d’assurer le bon déroulement des activités », précise-t-elle.

À l’heure actuelle, « aucune salle n’a été fermée dans les palais de justice de l’Outaouais. Ainsi, aucune cause n’a été reportée », détaille le ministère de la Justice dans un courriel à Radio-Canada le 13 décembre.

Des choix difficiles à venir

L’explosion des délais judiciaires fait en sorte qu’un jour ou l’autre, le DPCP devra faire des « choix difficiles » en choisissant une cause pour en délaisser une autre. Par contre, il est hors de question d’exclure les dossiers les plus prioritaires.

« Il y a un exercice de priorisation qui se fait déjà. Dans l’ouest du Québec, on priorise les crimes contre la personne, la violence conjugale, les agressions sexuelles (et) les crimes contre les aînés. »

Tous les procureurs-chefs du Québec se sont rencontrés à Montréal à la fin du mois de novembre afin de discuter des lignes directrices à transmettre aux procureurs sur le terrain.

« Ils vivent énormément de pression et nous voulons les libérer de cette pression. Le directeur des poursuites criminelles et pénales, Patrick Michel, va donner des orientations pour faciliter la prise de décisions », dit Me Gagnon, en précisant que d’ici là, les procureurs doivent consulter leurs supérieurs avant de prendre une décision.

Me Gagnon précise que les dossiers seront traités « au cas par cas ».

L’avocat de la défense, Jean-François Benoît, convient que « des choix difficiles » attendent le ministère public. « Ce sont eux qui porteront, en premier lieu, le poids de tout cela. »

Michel Girard, du Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, avance que des dossiers mineurs comme des contraventions pour excès de vitesse « pourraient être plus enclins à l’arrêt Jordan ».

Tous les intervenants disent être conscients des enjeux humains derrière les délais judiciaires, tant pour les victimes, qui vivent des moments d'angoisse, que pour les accusés, qui attendent que leur sort soit fixé.

Me Benoît. Source: Radio-Canada / Camille Kasisi-Monet
Me Benoît. Source: Radio-Canada / Camille Kasisi-Monet
Y a-t-il des solutions?

Malgré ce portrait sombre, Me Gagnon assure que le DPCP travaille déjà sur des pistes de solution afin d’éviter que la justice en Outaouais atteigne un point de non-retour.

« On avait plusieurs mesures pour accélérer le processus judiciaire. Là, on est à trouver des solutions pour sauver les meubles. »

Pour Me Benoît, de l’AADO, « c’est la responsabilité de l’État d’amener un citoyen à procès dans un délai raisonnable ». Il a néanmoins quelques solutions pour le ministère.

« Diminuer le nombre de dossiers dans le système, les régler le plus rapidement possible et augmenter le temps de cour lorsque cela est requis. Par exemple, il y a des juges à la retraite qui pourraient siéger comme surnuméraire », énumère-t-il.

Quant au syndicaliste Michel Girard, il propose au ministère de la Justice de bonifier les salaires afin d’assurer une meilleure rétention de la main-d'œuvre dans les palais de justice.

« Je pense que le ministère aurait tout à gagner à faire cela. Sinon, on va toujours tourner en rond », estime-t-il.

De son côté, le ministère dit être conscient des enjeux reliés à la main-d'œuvre et « travaille de façon continue » afin de recruter du personnel, puis de le conserver.
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