Entrepreneuriat: les obstacles de la Loi sur les Indiens
Radio-canada Et Cbc
2024-12-04 11:15:24
Les obstacles auxquels se heurtent les entrepreneurs autochtones demeurent obscurs... Un avocat spécialisé en droit des Autochtones nous éclaire sur ce sujet…
Les problèmes découlant de la Loi sur les Indiens accaparent de plus en plus l’attention du public, notamment ceux qui ont trait à la discrimination liée au statut d’Indien.
Lorsque les clients autochtones de Nadir André, avides de se lancer en affaires, se présentent à son bureau, l’associé du cabinet Borden Ladner Gervais admet qu’ils repartent la plupart du temps « déprimés » après avoir saisi l'ampleur des obstacles juridiques qui se dressent devant eux.
Le simple fait de devoir consulter un juriste sur ces questions est symptomatique et constitue une première embûche : la Loi sur les Indiens est « très difficile à comprendre », affirme l’avocat innu. Sans compter que seule une poignée d’avocats au Canada sont familiers avec ce régime juridique qui n’a aucun équivalent dans le monde.
« Ce serait hautement risqué d'investir son propre argent ou de l'argent emprunté à une institution financière sans connaître exactement les tenants et aboutissants de ces défis », affirme Nadir André, associé du cabinet Borden Ladner Gervais.
« Quand on a élaboré le système de réserves, l'objectif n’était pas de favoriser le développement économique, c'était de tasser les Autochtones du développement économique qui se passait à l’extérieur des réserves et de fantasmer à l'idée qu’ils allaient s'assimiler à la population canadienne en pratiquant l’agriculture", explique Me André.
D’autant plus que ces obstacles de nature économique sont demeurés sensiblement intacts depuis l’écriture de cette loi du XIXe siècle, poursuit l’avocat.
C’est pourquoi de nombreux Autochtones préfèrent entreprendre leur projet d’affaire à l’extérieur de leur communauté, bien qu'ils ne soient pas tous à proximité d'un centre urbain.
Nadir André, originaire de la communauté de Matimekush-Lac John, chapeaute l’équipe nationale de droit autochtone du cabinet Borden Ladner Gervais.
Le dédale de la Loi sur les Indiens
Sur le plan économique, la source de tous les maux ne tient qu’à un seul précepte : les réserves sont la propriété exclusive de la Couronne fédérale, « Sa Majesté », lit-on dans ladite loi.
De cette tutelle découle une panoplie d’aléas juridiques, à commencer par l’insaisissabilité des biens d’un membre résidant dans sa communauté par des tiers, comme des banques. En l’absence de garantie, celles-ci sont réticentes à octroyer des prêts hypothécaires. Or, cet accès au capital est crucial pour démarrer une entreprise du bon pied.
« Quand un Autochtone habite sur une réserve, le mot qui circule dans les institutions financières, en règle générale, c’est : « ne pas prêter d’argent ». Il y a un vrai red flag, peu importe la cote de crédit », pointe Nadir André.
Établir le domicile de l’entreprise dans une réserve se veut également un défi de taille. Une fois constituée en société, une entreprise possède une personnalité juridique à part; elle devient une « personne morale ». Or, cette nouvelle entité ne peut pas « résider » dans la communauté puisque le statut d’Indien ne peut lui être attribué, et ce, même si la société est détenue à part entière par un ou des membres de la communauté.
Afin de contourner cette fin de non-recevoir, il faut effectuer quelques acrobaties juridiques. Selon Me André, il existe deux types de droits fonciers, qui n’existent dans aucun autre régime juridique, permettant à un membre d’exploiter son entreprise dans une réserve en toute légalité.
D’abord, le « permis d’occupation » accorde le droit à toute personne qui n’est pas membre de résider dans la communauté, y compris une personne morale. Seulement, il faut obtenir l’aval du conseil de bande qui peut refuser la demande, autant pour des motifs réglementaires que pour des griefs personnels. Le permis doit ensuite être négocié avec Services aux Autochtones Canada (SAC) qui, lui aussi, jouit d’un droit de veto.
La seconde option pour l’entreprise consiste à conclure un semblant de bail avec un membre habitant dans la communauté, ce qui peut inclure le propriétaire de l’entreprise lui-même. Encore une fois, le ministère doit signer le document pour autoriser le tout.
Or, cette formalité n’est pas chose acquise : le membre ou l’entrepreneur doit posséder un « certificat de possession », un document conférant le droit de résider sur un lot délimité et d’y construire un immeuble, sous peine de se voir expulsé en toute légalité. De même, le conseil doit consentir à l’octroi de ce certificat, après quoi c’est le ministère qui le délivre à condition de remplir de nombreux critères environnementaux et réglementaires.
Le non-respect de ces procédures peut être lourd de conséquences. « [Les tribunaux] considère[nt] toute forme d'arrangement autre qu'un certificat de possession comme étant l'équivalent d'un jeu de Monopoly, c'est-à-dire que tu n'as aucun droit légal. C'est comme si tu étais un squatteur sur les terres de la Couronne », affirme l’avocat, ajoutant qu’il n’est pas pratique courante de délivrer ces droits de résidence.
Selon les chiffres de la Banque du Canada de 2023, les membres résidant à l’extérieur des réserves constituent 70 % de la population autochtone à l’échelle nationale.
Quelques échappatoires
Ces obstacles ne datant pas d’hier, Ottawa a instauré au fil du temps des solutions afin que les entrepreneurs autochtones puissent surmonter certaines de ces barrières.
Tout d’abord, la Loi sur l'Accord-cadre relatif à la gestion des terres de Premières Nations permet aux communautés de rapatrier une série de pouvoirs réglementaires réservés à SAC et prévus dans la Loi sur les Indiens en matière de gestion des terres, à condition qu'elles adoptent un « code foncier ».
Cette avenue délaisse les règles complexes relatives aux divers droits fonciers. Sur les quelque 630 réserves au Canada, seule une centaine d’entre elles ont emprunté cette voie, selon Nadir André qui explique difficilement son impopularité. Cela dit, la Couronne demeure propriétaire de la réserve dans ce scénario.Une seconde solution abandonne justement le régime de tutelle de la Loi sur les Indiens dans son entièreté : les ententes d’autonomie gouvernementale. Ces accords octroient aux communautés sensiblement les mêmes compétences qu’une province, mais uniquement à l’intérieur des limites des réserves.
Aussi intéressantes ces deux options soient-elles, Ottawa préconise plutôt l’injection d’importantes sommes d’argent dans des programmes gouvernementaux destinés aux entrepreneurs autochtones afin de pallier les difficultés d’accéder à du capital.
Notamment, les 150 millions de dollars investis dans le Fonds de croissance autochtone – dont les principaux bailleurs sont le gouvernement du Canada et la Banque de développement du Canada – sont destinés aux petites et moyennes entreprises autochtones.
Certains programmes concernent également les projets communautaires, comme le projet immobilier et commercial de la Nation Squamish au cœur de Vancouver qui a bénéficié d’un prêt de 1,4 milliard de dollars de la Société canadienne d'hypothèques et de logement, soit la somme la plus élevée jamais accordée par la société d’État.
Or, ces montants considérables se font « absorber comme [le ferait] une éponge » par la demande autochtone accrue, soutient Nadir André. Il s’agit d'une approche insoutenable, selon lui, puisque la tolérance des contribuables de financer ces programmes de financement vertigineux a ses limites.
Sortir du « moule » de la Loi sur les Indiens
Dans ces circonstances, force est de constater que les solutions visant à alléger les barrières de la Loi sur les Indiens n'amèneront pas l’ensemble des Premières Nations à la terre promise. De l’avis de l’avocat, il faut « sortir du moule » de cette loi, à commencer par une reconnaissance accrue des droits territoriaux à l’extérieur des réserves.
En effet, pendant que la croissance économique locale que génèrent les entrepreneurs autochtones peine à décoller, il y a à l’autre extrémité du spectre les projets d’envergure qui se déroulent sur les territoires ancestraux, bien au-delà des limites des réserves.
Plus de 45 milliards de dollars ont été investis dans l'ensemble des 18 projets majeurs chapeautés par la First Nations Major Projects Coalition, un organisme national qui accompagne plus de 170 groupes autochtones dans la participation à des projets d’exploitation de ressources naturelles et de construction d’infrastructures.
Toutefois, la majorité des nations autochtones au Canada ne sont pas parties prenantes de telles occasions d'affaires. En fait, l’écart à combler demeure grand considérant que les Autochtones, représentant 5 % de la population canadienne, ne touchent qu’à seulement 2 % du produit intérieur brut du pays, selon Nadir André pour qui « il manque encore des milliards ».
« On peut essayer de trouver un blâme dans la Loi sur les Indiens, mais il faut regarder les choses en face : est-ce que c'est vraiment la Loi sur les Indiens, ou est-ce qu'il n'y a pas plutôt un problème de distribution de la richesse? » interroge Nadir André.
Me André estime que les gouvernements devraient assujettir l’octroi de toute licence d’exploitation de ressources naturelles à une entente avec les communautés autochtones concernées. Une telle approche au cas par cas permettrait de répondre plus efficacement à leurs besoins.
Le seul bémol, et non le moindre, est le chevauchement des territoires de différentes nations. Nadir André observe dans son radar d’avocat que ces conflits se retrouvent de plus en plus devant les tribunaux, refroidissant l’ardeur des investisseurs.
C’est pourquoi davantage d’« ententes de collaboration » doivent être conclues, plaide l’avocat. Ces traités deviendraient exécutoires dès lors qu’ils s'appuieraient sur de solides assises juridiques, telles que des traités modernes.