Il n’y a pas de traîtres au Parlement, tranche la juge
Radio-Canada Et Cbc
2025-01-28 14:00:08
Après un an et demi de « travaux intenses », la Commission d'enquête sur l'ingérence étrangère, dirigée par la juge Marie-Josée Hogue, a remis mardi son rapport final dans lequel elle affirme qu'il n'y a pas de preuves indiquant qu’il y a des « traîtres » au sein du Parlement « qui comploteraient avec des États étrangers contre le Canada ».
La juge Hogue met ainsi fin au débat houleux qui avait été déclenché en juin dernier à la suite de la publication d'un rapport secret du Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (CPSNR).
Ce rapport, dont une copie caviardée avait été rendue publique, allègue que certains députés ont commencé à « aider sciemment » des acteurs étatiques étrangers peu après leur élection, notamment en leur transmettant des informations confidentielles.
Après sa publication, le rapport du CPSNR avait suscité de vives réactions de la part de chefs de partis fédéraux qui y ont eu accès après avoir obtenu la cote de sécurité nécessaire pour le faire. Le chef du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh, avait notamment accusé, sans les nommer, « plusieurs » parlementaires de « traîtrise », sans préciser s'il s'agit de députés en exercice ou pas.
La juge Hogue, qui a eu accès à des documents confidentiels supplémentaires dont le CPSNR ne disposait pas, indique que les conclusions du rapport parlementaire en question « contenaient parfois des inexactitudes, soit dans la manière dont le renseignement était décrit, soit en raison d’inexactitudes dans le renseignement lui-même ».
« Si certains comportements peuvent être préoccupants, je n’ai pas vu de preuve indiquant la présence de "traîtres" au Parlement », peut-on lire dans le rapport final de la juge Hogue.
« Je n’ai d’ailleurs pas eu connaissance d’une loi fédérale, d’un règlement ou d’une politique qui aurait été adoptée ou abandonnée en raison de l’ingérence étrangère, ajoute-t-elle. Bien que les tentatives des États soient troublantes et que certaines conduites par des parlementaires soient préoccupantes, il n’y a pas lieu de s’alarmer outre mesure ».
Pas de liste de parlementaires soupçonnés d'ingérence
Le leader du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilievre, est le seul chef de parti à ne pas avoir eu accès à ce document confidentiel parce qu'il refuse d'obtenir une cote de sécurité. Il allègue que cela limiterait sa liberté d'expression.
Il a toutefois appelé à maintes reprises le premier ministre Justin Trudeau à publier une soi-disant « liste » contenant les noms des députés qui seraient visés dans le rapport secret du CPSNR. Cette liste n'existe pas, a tranché mardi la juge Hogue.
« Je veux dissiper l’idée que le rapport classifié du CPSNR comportait une liste de parlementaires soupçonnés de travailler dans l’intérêt d’un État étranger. Le rapport classifié du CPSNR ne nomme pas de parlementaires », a-t-elle assuré.
D'ailleurs, parmi les 51 recommandations formulées à la fin du rapport, elle envoie un message à peine voilé à M. Poilievre, affirmant que « les dirigeants de tous les partis politiques représentés à la Chambre des communes devraient être encouragés et avoir la possibilité d’obtenir une autorisation de sécurité de niveau "Très secret" dès que possible après leur accession à la direction ».
Pas d'impact sur le résultat des élections
La juge Hogue réaffirme par ailleurs les conclusions publiées en mai dernier dans son rapport initial, dans lequel elle indique que les institutions démocratiques du Canada « sont demeurées robustes » même s'il y a eu des tentatives d'ingérence de la part d'acteurs étatiques dans les deux dernières élections fédérales de 2019 et 2021.
Selon elle, il y a eu « un très petit nombre de situations où l'ingérence étrangère a pu avoir un impact sur le résultat d'une course à l'investiture ou sur le résultat d'une élection dans une circonscription donnée », mais pas sur le résultat des élections.
Dans son rapport final, elle mentionne que la Commission a examiné « une liste de six cas majeurs d’ingérence étrangère suspectée ciblant les processus démocratiques du Canada de 2018 à aujourd’hui ». Quatre de ces cas concernent les élections de 2019 et 2021, mais deux autres ne pourront être révélés au public en raison de leur caractère hautement confidentiel, selon la juge Hogue. Elle affirme toutefois aborder « ces cas soupçonnés plus en détail dans le complément classifié » qui accompagne son rapport final.
Six cas suspects
En ce qui concerne les quatre premiers cas, la juge Hogue mentionne notamment celui de représentants du gouvernement pakistanais qui « auraient tenté d’influencer clandestinement la politique fédérale canadienne avant les élections fédérales de 2019 afin de favoriser les intérêts du Pakistan au Canada ».
Elle cite également le cas de la Chine qui « aurait activement soutenu la course à l’investiture fédérale d’un candidat du Parti libéral dans la circonscription de Don Valley-Nord (Ontario) en 2019, notamment en utilisant un agent mandataire ».
L’Inde aurait aussi « eu recours à des agents mandataires pour apporter un soutien financier clandestin à certains candidats de trois partis politiques lors d’une élection fédérale », toujours selon le rapport, sans préciser de quels partis il est question.
Quant aux deux autres cas confidentiels, voici ce que révèle la juge Hogue :
- Dans le premier cas, il a été signalé qu’un gouvernement étranger avait entrepris plusieurs actions, notamment de l’ingérence, pour réduire les chances d’élection d’un candidat du Parti libéral. Le gouvernement étranger est soupçonné d’avoir agi de la sorte en raison du soutien apporté par le candidat à des enjeux perçus comme contraires aux intérêts de cet État. Les activités du gouvernement étranger ont probablement eu une incidence négative sur la carrière politique de la personne. Aucune information à ce sujet n’a été communiquée au niveau politique du gouvernement jusqu’à ce que la liste de cas soit préparée pour la Commission.
- Le deuxième cas concerne un ancien parlementaire de l’opposition qui est soupçonné d’avoir tenté d’influencer les travaux parlementaires au nom d’un gouvernement étranger. Un représentant d’un gouvernement étranger lui aurait demandé d’entreprendre une action particulière, ce qu’il aurait fait.
Réponse trop lente d'Ottawa
Toujours selon la juge Hogue, le gouvernement fédéral a mis en place des mesures pour détecter et combattre l'ingérence étrangère, mais « la réponse n'a pas été parfaite, loin s’en faut ». Elle appelle ainsi les autorités à faire preuve de plus de transparence dans leurs communications afin de barrer la route à toute campagne de désinformation, qui, selon elle, représente une menace importante à la démocratie.
« J’ai constaté que le gouvernement a parfois mis du temps, trop de temps, avant d’agir, et que la coordination entre les divers acteurs impliqués n’a pas toujours été optimale », lit-on dans le rapport final de la juge Hogue.
« Le gouvernement s’est révélé être un mauvais communicateur et insuffisamment transparent en ce qui a trait à l’ingérence étrangère », ajoute la juge Hogue dans son rapport. « Les mesures mises en place au cours des deux dernières années, et plusieurs commentaires formulés à ce sujet, suggèrent que le gouvernement semble maintenant faire de la lutte à l’ingérence étrangère une priorité. Cela doit se poursuivre ».
Le rapport de la juge Hogue tombe à point nommé avant une série de scrutins, dont la course à la chefferie du Parti libéral du Canada et des élections fédérales qui « pourraient être déclenchées dès ce printemps. C'est pour cela que Mme Hogue a identifié certaines recommandations qui pourraient et devraient être mises en oeuvre rapidement, peut-être même avant les prochaines élections ».
Parmi ces recommandations figure la nécessité pour le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) de « mettre au point des mécanismes permettant de signaler clairement les rapports qu’il considère particulièrement pertinents pour certains ou tous les décideurs de haut rang ».
« Le SCRS devrait également signaler clairement les rapports qu’il considère comme urgents », selon Mme Hogue.
Parmi les autres recommandations à mettre en place avant les prochaines élections, elle appelle le gouvernement à faire de la « stratégie sur l’ingérence étrangère pangouvernementale une priorité et à fournir un échéancier pour sa réalisation ».
La juge Hogue demande aussi au gouvernement de mieux informer les partis politiques sur les « meilleures pratiques contre l’ingérence étrangère ». « Les partis politiques devraient à leur tour fournir ce guide (...) à leur personnel, à tous les candidats à l’investiture et à tous ceux qui ont remporté l’investiture ».