L'achat de bière... devant la Cour suprême !
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Jean-Francois Parent
2017-05-17 11:15:00

Mis à l’amende pour avoir transporté de la bière achetée au Québec chez lui, à Tracadie dans la péninsule acadienne, Gérard Comeau a été acquitté en première instance.
Débouté en Cour d'appel, le ministère public a demandé l'autorisation d'en appeler devant la Cour suprême, ce qui vient d'être accordé.
Les fondements d'un pays
Dès le début du premier procès, le ton était donné: selon le juge de Cour provinciale du Nouveau-Brunswick, Ronald LeBlanc, « c’est la nature même de la fédération canadienne qui est en jeu ».
Ce qui risquait de miner les fondements même du Dominion du Canada? « Il s’agit de savoir si l’al. 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools du Nouveau-Brunswick enfreint l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867. »
Pour le juge LeBlanc, « la simplicité de la question rivalise avec la complexité des facteurs que la Cour doit soupeser pour arriver à sa conclusion ».
Pour 100 litres de bière de plus...

Dès qu'il remet les pieds au Nouveau-Brunswick, la GRC l'interpelle et le met à l'amende pour une infraction à la loi provinciale sur la possession d'alcool : il est interdit de détenir des quantités « déraisonnables » d'alcool achetées ailleurs qu'à la Régie des alcools néo-brunswickoise.
Une quantité « raisonnable » d'alcool, au N.-B., ne dépasse pas 12 litres, soit presque deux caisses de 24 bouteilles.
S'ensuit une saga juridique qui mènera M. Comeau à la Cour suprême. Son avocat, Ian Blue, de Gardiner Roberts, à Toronto, soumet en défense que la loi néo-brunswickoise est « inexécutoire ».
Un détective
Entre autres péripéties pendant le procès, un détective privé est embauché par la défense pour documenter le commerce interprovincial de bière. Après tout, « l’exposé conjoint des faits, écrit le juge dans sa décision, précisait également qu’il est courant que des gens du Nouveau-Brunswick achètent des boissons alcoolisées au Québec et les transportent eux-mêmes au Nouveau-Brunswick ».
L'enquêteur passe six jours à documenter les allées et venues des clients des points de vente autochtones de Listuguj et de la SAQ, située de l'autre côté du boulevard délimitant les territoires de la réserve et du Québec. « Il a conclu de ses observations (…) qu’environ les deux tiers des clients des dépanneurs ou de la Société des alcools du Québec avaient des plaques d’immatriculation du Nouveau-Brunswick », relate le juge.
De la discrimination
Gérard Comeau fait donc exactement ce que nombre de ses concitoyens font : du commerce interprovincial.
L'honorable juge LeBlanc remarque en outre que « parce que le Nouveau-Brunswick est d’avis que le Québec et l’Ontario ont des pratiques discriminatoires à l’égard des produits alcoolisés, notre province maintient ses pratiques discriminatoires à l’égard des produits fabriqués dans ces provinces », ce qui expliquerait en partie la loi empêchant M. Comeau d'acheter de la bière tranquillement au Québec sans subir les foudres de la justice.
De la manipulation
Dans leur défense, les avocats de Comeau allèguent également qu'un jugement de la Cour suprême, rendu en 1921, aurait été « manipulé ». L'arrêt Gold Seal de 1921, cité en jurisprudence par la poursuite, aurait fait l'objet de tractations « irrégulières ». On ne peut donc tenir les arrêts de la Cour suprême comme des précédents auxquels il faut se soumettre, plaide la défense.
Mais le juge LeBlanc, selon qui la preuve ne démontre pas du tout cela, rejette « cette allégation renversante ».
Une affaire de Moosehead
Le jugement Comeau est truffé de contexte et d'anecdotes historiques : les tractations des « Pères fondateurs », les jugements subséquents et leur interprétation selon le contexte historique, des correspondances entre les politiciens et leurs femmes...
Le juge LeBlanc constate notamment que la réglementation néo-brunswickoise est issue d'une entente visant à promouvoir les ventes des brasseurs des Maritimes. Les gouvernements de Frank McKenna et du néo-écossais John Savage avaient en effet convenu, dans les années 1990, que des brasseurs d'une province pouvaient vendre leur bière dans une autre province sans avoir de brasserie dans cette autre province.
On voulait ainsi permettre que la Moosehead néo-écossaise soit vendue au Nouveau-Brunswick depuis la Nouvelle-Écosse.
Non coupable
Après de longs détours dans la petite histoire de la rédaction du document fondateur du Canada, le juge tranche : l'amende imposée à Gérard Comeau est contraire à l'article 121 de la loi constitutionnelle de 1867.
Le ministère public fait alors appel de la décision. Il est débouté en cour d'appel l'an dernier.
Une demande d'autorisation d'appel est déposée à la Cour suprême du Canada, qui a autorisé le renvoi la semaine dernière.
Le procureur général du Nouveau-Brunswick demande à la Cour suprême de déterminer si le juge de première instance a erré en déclarant que l'article 121 de la loi constitutionnelle garantit, dans les faits, le commerce interprovincial.
L'impact combiné de la décision Comeau et du refus de la cour d’appel d’entendre le pourvoi « fourbit les armes de quiconque voudra contester une dispositions provinciale portant sur le commerce interprovincial », écrit l'avocat Ian Blue dans un commentaire sur le site Mondaq.
Il est d'avis que la décision « éminemment politique » de la Cour suprême d'autoriser le renvoi est une bonne chose : cela évitera que des plaideurs en mal de litiges et que des « juges aux tendances libertariennes » dénaturent la décision originale, dit-il en conclusion.