Le tribunal unifié en droit de la famille, un mariage impossible?

Radio-Canada Et Cbc
2025-03-28 11:15:57

Experts et groupes de professionnels du droit ont soulevé leurs préoccupations dans le cadre des audiences publiques sur le projet de loi 91 visant à instaurer un tribunal unifié en droit de la famille (TUF), qui se sont conclues mercredi.
En quelques mots, le projet de loi permettra, à terme, aux familles de poser leurs questions de droit de la famille à un seul guichet pour en faciliter l’accès. Il prévoit d’un même souffle un mécanisme de médiation automatique entre les parties pour assurer un parcours simplifié et plus humain pour les parents, selon Québec.
Mais il y a un hic. « (Le projet de loi) ne concerne pas les personnes qui sont mariées ni les personnes qui sont aujourd'hui en union de fait avec des enfants, à moins d’avoir un enfant qui naît à partir du 30 juin 2025, date à laquelle entrera en vigueur le nouveau régime d’union parentale », prévient Me Valérie Costanzo, avocate et professeure en droit de la famille à l’UQAM.
L’écrasante majorité des ménages québécois s’inscrivent actuellement à l’une ou l’autre de ces catégories, et tombent donc entre les mailles du filet.
Les couples sous l’ombrelle des régimes de l’union civile – qui ne doit pas être confondue avec les mariages à cérémonie civile – et de la future union parentale pourront toutefois y introduire leurs questions juridiques.
Selon les données les plus récentes de l’Institut national de la statistique du Québec, près de 23 000 nouveaux mariages ont été célébrés en 2023, malgré une tendance décroissante depuis les années 1970, alors qu’il y a à peu près 100 unions civiles par année, rappelle Me Costanzo, qui a étudié la création d’un TUF québécois dans un mémoire présenté en commission parlementaire.
Ainsi, puisque le projet de loi n'inclut pas une grande partie des ménages québécois, la professeure considère que le projet de tribunal n'a « d'unifié » que le nom.
Cependant, « pour le peu de familles que ça concerne, si elles doivent se trouver à plus d’un endroit à la fois, ça va être aidant pour elles que les chambres soient associées à la Cour du Québec », reconnaît malgré tout Me Costanzo.
Pourquoi exclure les époux mariés?
Lorsque la Commission canadienne de réforme du droit a suggéré en 1974 la création de tribunaux unifiés en droit de la famille, l’objectif semblait simple : concentrer en un même guichet facilement accessible pour les Canadiens tout le nécessaire juridique aux aléas de la vie familiale.
Ces nouveaux tribunaux entendraient à une même adresse toutes les questions d’adoption, d’autorité parentale, de tutelle, de filiation et de divorce, de l’évaluation des pensions alimentaires à la répartition des biens entre les époux, en passant par l’attribution de la garde des enfants : de quoi simplifier le parcours du combattant des Canadiens aux prises avec ces procédures judiciaires perçues comme labyrinthiques pour les non-initiés.
Ainsi, au Canada, les premiers tribunaux unifiés en droit de la famille ont vu le jour en Ontario dès 1977, mais cinquante ans plus tard, le Québec figure parmi les trois provinces qui ne s’en sont toujours pas dotées, avec l’Alberta et la Colombie-Britannique.
Tandis que les autres provinces canadiennes ont choisi de joindre leurs tribunaux provinciaux à leurs cours supérieures pour contourner le problème, le ministre Simon Jolin-Barrette a entrepris le rapatriement des questions familiales vers la Cour du Québec, qui est entièrement gérée par la province.
Toutefois, un obstacle de taille se dresse sur le chemin d’un tribunal de la famille véritablement unifié de juridiction provinciale : Québec a beau tirer la couverture du droit familial vers la Cour du Québec, la compétence du mariage et du divorce demeure jusqu'à preuve du contraire une prérogative fédérale gravée dans le roc de la Constitution canadienne depuis 1867.
« En raison de l'échec des négociations constitutionnelles entre le Québec et le Canada, (...) à partir des années 1980, il y a eu une certaine cohérence à travers les gouvernements provinciaux qui se sont succédé, de maintenir des revendications constitutionnelles historiques, notamment les pouvoirs en matière de mariage, de divorce et éventuellement de nomination des juges des cours supérieures », relate Me Costanzo.
« Il n'y a pas eu de gouvernement avant aujourd'hui qui a eu le courage de se mettre les mains à la pâte, car il y aurait eu une impasse : le Québec revendique des compétences qui ne lui ont pas été attribuées, et d'accepter de faire un tribunal unifié en droit de la famille en Cour supérieure, c'est aussi renoncer à ces revendications constitutionnelles historiques », précise la professeure de droit.
C’est pourquoi les juges de la Cour supérieure, qui sont nommés par Ottawa, sont les seuls autorisés à statuer sur des dossiers de divorce. Cette prérogative ne saurait être modifiée sans enflammer un débat constitutionnel… à moins d'une entente entre Québec et Ottawa. D'ici là, ce sont les familles qui devront composer avec la lourdeur des procédures.
Des tribunaux aux allures de casse-tête
Au Québec, le dossier d’un enfant peut se retrouver sur le pupitre de trois juges différents pour trois procès distincts, même s’il s’agit d’une seule et unique situation.
Prenons l’exemple hypothétique d’un enfant de cinq ans dont les parents sont séparés et qui vit avec sa mère.
1) C’est d’abord la Cour supérieure qui fixera les pensions alimentaires à payer ainsi que la garde de l’enfant.
2) En cas d’abus par un parent, la DPJ devra intervenir et le dossier sera envoyé en Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec, qui pourrait ensuite susciter une modification des conditions de la garde de l’enfant en Cour supérieure.
3) Le parent accusé d’abus pourrait alors être mené devant un juge de la Chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec, si le DPCP venait à porter des accusations.
Cet exemple, tiré du rapport de la commission Laurent, illustre bien le casse-tête à travers lequel doivent naviguer de nombreuses familles dans l’appareil judiciaire québécois.
La commission avait d’ailleurs indiqué que les parents, les enfants et les témoins font les frais de ce morcellement des juridictions et recommandait l'élaboration d'un TUF.