Quand de riches mécènes affrontent le ministre Dubé
Radio -canada
2023-10-31 10:15:00
Dans le coin A, il y a six anciens premiers ministres du Québec, qui ont publié mardi après-midi une lettre pour demander au ministre Christian Dubé de modifier son projet de loi 15. Celui-ci vise à réformer le système de santé en créant notamment la nouvelle agence Santé Québec, qui sera responsable du fonctionnement au quotidien du réseau, laissant au ministère de la Santé la tâche d’élaborer les grandes orientations.
Il s’agit d’un événement rarissime. Tous les premiers ministres encore vivants ont signé au bas du document, sans exception : Philippe Couillard, Pauline Marois, Jean Charest, Lucien Bouchard, Daniel Johnson et Pierre Marc Johnson. Issus des familles politiques libérale et péquiste, ils ont de l’expérience au plus haut échelon de l’État et jouissent d'un immense réseau de contacts.
Cependant, dans cette fronde, ils ne sont pas seuls. Ils ne sont même pas les plus actifs. En réalité, ils servent de porte-voix à des institutions et à des personnes qui n’ont pas pris la parole publiquement mais qui œuvrent en coulisses depuis le printemps dernier afin de tenter de faire fléchir le ministre Dubé : les membres des conseils d’administration des centres hospitaliers universitaires (CHU), les instituts universitaires spécialisés, comme l’Institut de cardiologie de Montréal, et leurs importantes fondations, qui amassent des millions de dollars chaque année pour la recherche de pointe en santé et pour l’achat d’équipements.
Et au sein de ces conseils d’administration où s’entremêlent la gestion, la philanthropie, le réseautage et même l’identité de certaines communautés se trouvent des personnes parmi les plus riches et les plus influentes du Québec, issues de familles aux noms parfois connus — Desmarais, Pomerleau, Bédard, Lamarre… — ou moins connus mais tout aussi importants au sein du Québec inc. : Chiara, Edwards, Parent, Des Groseillers, Della Posta, Palladitcheff... Nous y reviendrons.
Les leaders de ce groupe sont Éric Bédard, président du conseil d’administration de l’Institut de cardiologie de Montréal et associé senior au cabinet d’avocats Fasken, et Lucien Bouchard, seul ex-premier ministre à avoir discuté en personne et au téléphone avec le ministre Dubé au cours des dernières semaines.
Ces deux hommes qui gravitent dans la famille péquiste depuis longtemps ont en partage le même réseau d’amis et de connaissances ainsi qu'un amour de la musique classique. Éric Bédard est un des administrateurs au C.A. de l’Orchestre Métropolitain, alors que Lucien Bouchard préside celui de l’Orchestre symphonique de Montréal. Tous deux ont aussi, habituellement, l’oreille du premier ministre François Legault. Celui-ci considère Lucien Bouchard comme son mentor politique.
En face, dans le coin B, se trouvent le ministre de la Santé, Christian Dubé, ainsi que la majorité des 34 PDG des centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) et des centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Québec, qui souhaitent que le ministre tienne bon, eux qui ont toujours été un peu jaloux de l’autonomie de leurs collègues des CHU et qui souhaitent les mettre davantage à contribution. S’y trouvent également le sous-ministre de la Santé, Daniel Paré, la secrétaire générale du gouvernement (la plus haute fonctionnaire de l’État), Dominique Savoie, et le premier ministre du Québec, François Legault.
Si la société québécoise était une pyramide, les protagonistes des coins A et B se feraient face sur la pointe, tout en haut.
Le nerf de la guerre
Au cœur de cette dispute se trouve un petit élément du projet de loi 15 qui attire une grande attention : l’autonomie des sept CHU et instituts spécialisés de la province.
Christian Dubé tente de réussir ce que plusieurs ministres de la Santé ont essayé avant lui, sans succès : intégrer davantage les quatre centres hospitaliers universitaires (CHUM, CUSM, CHUQ, CHU Sainte-Justine) et les trois instituts spécialisés (l’Institut de cardiologie de Montréal, l’Institut Philippe-Pinel ainsi que l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec) dans le giron du ministère de la Santé (et, maintenant, de Santé Québec). Il souhaite amener ces sept organisations à collaborer plus étroitement avec le gouvernement dans la coordination, la prestation et la planification des soins, quitte à rogner leur autonomie.
« Tout le monde travaille en silo. Le statu quo doit cesser. La création de Santé Québec va améliorer l’efficacité du réseau pour les patients. Mais il y a de la résistance au changement », a soutenu Christian Dubé en entrevue à Midi info mercredi.
Dans le camp opposé, on ne voit pas les choses du même œil. Les CHU et les instituts risquent de « perdre leur âme » avec cette intégration, même partielle, sous le chapeau de Santé Québec, affirme Lucien Bouchard, qui parle d’un « risque dangereux » pour l’innovation, la recherche et la perte d’influence des fondations de ces établissements.
« Pourquoi défaire ce qui va bien? Est-ce qu’il n’y a pas une guerre de pouvoir là-dedans, une volonté de contrôle? », ajoute Lucien Bouchard.
L’ancien premier ministre Daniel Johnson, toujours à Midi info mercredi, a ajouté qu’il faut « à tout prix protéger l’identité de chaque établissement » et « éviter la chape de plomb et le one size fits all » de Santé Québec.
Bing! Bang!
Habituellement, tout ce beau monde s’entend plutôt bien. Mais dans ce dossier, il y a une rupture.
En public mais surtout en privé, on ne ménage pas ses coups de part et d’autre depuis quelques jours. « C’est ironique de voir que Daniel Paré, Dominique Savoie et Christian Dubé imposent une réforme (dont) ils ne vont pas gérer les conséquences parce qu’ils vont quitter la vie politique ou être à la retraite dans trois ans », assène un membre du conseil d’un CHU qui ne souhaite pas être nommé afin de ne pas envenimer ses relations avec le gouvernement.
Au sein du gouvernement Legault, plusieurs estiment que la remise en question du pouvoir des conseils d’administration des CHU et des instituts, qui sont garants de l’autonomie de ces institutions, a contribué à la fronde des derniers mois. En Chambre, François Legault a lancé ceci : « Il y a de la résistance parce que certains, dans les C.A. des CHU et des instituts, tiennent à garder leurs petits pouvoirs! »
Le soir même à l’émission 24/60, Lucien Bouchard a semblé consterné par les propos de son ami devenu premier ministre. « C’est un peu petit de parler de petits pouvoirs! On parle ici de bénévoles qui veulent aider. Ce n’est pas correct d’en faire une guerre de classes. Quand Pierre Karl Péladeau donne 15 millions au CHUM, comme en 2018, ce n’est pas pour s’acheter une chambre! C’est pour faire le bien ».
Il est vrai, toutefois, que les conseils d’administration des CHU et de leurs fondations ainsi que les activités caritatives qu’ils organisent servent aussi de lieux de réseautage pour les PDG, les avocats et autres hauts dirigeants du Québec inc.
Un survol des membres des C.A. de ces établissements et de leurs fondations donne le tournis tellement les grands noms du monde des affaires s’y côtoient. De Mitch Garber à Joseph Broccolini en passant par Daniel Lamarre (Cirque du Soleil), Vince Chiara (Groupe Mach), Ian L. Edwards (président d'AtkinsRéalis, ex-SNC-Lavalin), Marc Parent (PDG de CAE), Nadine Renaud-Tinker (PDG Québec de la RBC), Maria Della Posta (PDG de Pratt and Whitney Canada), Nathalie Palladitcheff (Ivanhoé Cambridge), Harley Finkelstein (Shopify), André Beaulieu (Bell)... La liste des poids lourds du Québec inc. semble sans fin.
Certains y sont pour les bonnes raisons, affirme-t-on à Québec, mais d’autres « tiennent surtout à leur prestige d’être sur un C.A. ou dans une grosse fondation avec leurs amis », affirme un stratège du gouvernement Legault.
« C’est ridicule, réplique Daniel Johnson. Les gens s’impliquent pour la réussite de leurs établissements ».
Un membre d’un de ces conseils d’administration à qui j'ai parlé a dit estimer, sous le couvert de l’anonymat, que le gouvernement Legault pousse un peu fort dans ses accusations pour défendre sa réforme de la santé. « C’est une job bénévole. Je pourrais faire autre chose! » Mais il a convenu du même souffle que des C.A. moins influents pourraient démotiver certaines personnes à s’impliquer dans la gestion des CHU et des instituts.
Or, malgré l’animosité, au fil de mes conversations cette semaine avec des partisans des deux camps, j’ai constaté que tous semblent bien intentionnés et avoir la santé des Québécois à cœur.
Mais si les coups pleuvent, c’est parce que le choc des visions est bien réel. Et il est maintenant public.