Le poids des valeurs de la Charte en l’absence d’atteinte à un droit ou une liberté constitutionnelle
Dominique A. Jobin, Julie Paré, Lana Rackovic Et Fady Toban
2024-04-02 11:15:57
Focus sur un récent arrêt de la Cour suprême en matière d’atteinte à un droit ou une liberté constitutionnelle…
L’arrêt Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest c. Territoires du Nord-Ouest
Le 8 décembre 2023, dans l’arrêt Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest c. Territoires du Nord-Ouest (Éducation, Culture et Formation), la Cour suprême du Canada a annulé des décisions ministérielles refusant l’admission d’enfants de parents non-ayants droit à l’école en français dans les Territoires du Nord-Ouest.
Il est question de savoir si la Ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Formation (ci-après la « Ministre ») devait considérer les objets et valeurs sous-jacents de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »), même en l’absence d’une atteinte à ce droit, dans le cadre de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire relatif à l’admission d’enfants de parents non-ayants droit dans des programmes d’enseignement en français langue première.
La Cour suprême du Canada devait donc déterminer si les décisions rendues par la Ministre sont raisonnables.
À la lumière des enseignements de l’arrêt Doré, la Cour suprême du Canada répond par la négative à cette question.
Faits
Deux écoles publiques offrent un programme d’enseignement en français langue première dans les Territoires du Nord-Ouest. En 2016, le ministère de l’Éducation, de la Culture et de la Formation adopte une directive ministérielle (ci-après la « Directive de 2016 ») visant particulièrement l’admission d’enfants de « parents non-ayants droit admissibles » aux programmes d’enseignement en français langue première. La Directive de 2016 prévoit trois catégories de parents non-ayants droits admissibles, soit celles de 1) « Restitution », 2) « Francophone non citoyen » et 3) « Nouvel arrivant ».
Découlant de cette directive ministérielle, un parent non-ayant droit admissible pouvait donc demander l’admission de son enfant afin d’intégrer un programme d’enseignement en français langue première géré par la Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest (ci-après la « CSFTNO »).
En 2018 et 2019, cinq parents non-ayants droit ont demandé à la ministre l’admission de leurs enfants dans un programme d’enseignement en français langue première. Pour chaque enfant, la CSFTNO recommande favorablement leur admission parce que celle-ci favorise notamment l’épanouissement de la communauté franco-ténoise et contribue à « freiner les pertes pour la communauté » visée.
Malgré les recommandations et l’avis de la CSFTNO, la Ministre rejette chacune des demandes aux motifs que les conditions établies par la Directive de 2016 ne sont pas satisfaites. Également, la Ministre soutient qu’elle ne peut admettre ces enfants de parents non-ayants droit qui parlent français parce que « (c)ela imposerait un fardeau financier à l’État et créerait de l’imprévisibilité budgétaire intolérable». Enfin, la Ministre refuse d’exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel afin d’admettre les enfants.
Cadre d’analyse de l’arrêt Doré
Plus précisément, la Cour est appelée à préciser si le test de l’arrêt Doré s’applique non seulement lorsqu’un droit ou une liberté est atteint par une décision administrative, mais également si une des valeurs sous-jacentes à ces droits est mise en cause.
Considérant que l’arrêt Doré requiert d’examiner les objets sous-jacents de l’article 23 de la Charte, même si cette disposition n’est pas directement mise en cause par la décision, la Cour conclut que la décision de la Ministre n’est pas raisonnable et doit être annulée.
La Cour suprême s’est déclarée d’avis qu’il existe « un lien évident entre l’art. 23 de la Charte et les décisions prises par la Ministre, puisque celles-ci sont susceptibles d’avoir une incidence sur un milieu éducatif en situation minoritaire ».
À la lumière des enseignements de l’arrêt Doré, la Cour conclut que la Ministre a eu tort de ne pas mettre en balance de manière proportionnée les valeurs et les intérêts du gouvernement. En fait, la Ministre a accordé une trop grande importance à son obligation de prendre des décisions cohérentes et au coût des services envisagés. En raison du caractère réparateur de l’article 23, elle devait se pencher davantage sur les valeurs que constituent le maintien et l’épanouissement de la communauté franco-ténoise.
Les valeurs sous-jacentes à l’article 23 de la Charte
En vertu de l’article 23 de la Charte canadienne, une catégorie définie de citoyens canadiens a « le droit de faire instruire leurs enfants dans l’une des deux langues officielles en situation minoritaire ». Cette disposition impose des obligations positives à l’État.
En réitérant quelques énoncés de l’arrêt Mahe, la Cour suprême souligne que l’existence même de cette disposition « laisse supposer l’insuffisance du système actuel ». On cherche donc à modifier le statu quo parce que son application « touche forcément l’avenir des communautés linguistiques minoritaires ».
La Cour rappelle dans le cadre de son analyse de l’article 23 de la Charte que celui-ci comporte un triple objet : préventif, réparateur et unificateur. Non seulement il vise à « prévenir l’érosion des communautés linguistiques officielles, mais aussi de remédier aux injustices passées et de favoriser leur épanouissement ».
La Cour note ainsi que l’article 23 « se distingue aussi d’autres dispositions de la Charte en raison de la portée collective des droits individuels qu’il accorde ».
À la suite de l’identification de l’objet de l’article 23 de la Charte, la Cour accorde une attention particulière aux valeurs consacrées par la Charte ainsi qu’au poids que devait accorder la Ministre aux valeurs sous-jacentes de l’article 23 de la Charte dans le cadre de sa prise de décisions discrétionnaires relative aux demandes d’admission des cinq enfants de parents non-ayants droit.
La Cour affirme à cet égard que les décideurs administratifs « doivent toujours prendre en considération les valeurs pertinentes pour l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire ». Cette obligation s’explique notamment par l’importance de ces valeurs pour la société canadienne. La Cour considère ainsi que « (l)es valeurs de la Charte sont indissociables des droits garantis par la Charte, qui en sont le « reflet » (paragr. 4).
Le choix du constituant d’enchâsser certains droits dans le texte de la loi suprême du Canada signifie que l’objet de ces droits est important pour la société canadienne dans son ensemble et doit se refléter dans le processus décisionnel des différents pouvoirs étatiques. »
La Cour précise en outre, que le traitement des valeurs consacrées par la Charte intervient même en l’absence de toute atteinte à un droit ou à une liberté garantie.
Enfin, quelles sont véritablement ces valeurs qui sous-tendent l’article 23? En se référant d’abord au triple objet de l’article 23, la Cour précise « que le maintien et l’épanouissement des communautés linguistiques minoritaires sont parmi les valeurs qui sous‑tendent l’art. 23.
La protection du droit à l’instruction dans la langue officielle minoritaire, inscrite en toutes lettres dans la Constitution, est le reflet de ces valeurs, en ce que l’éducation constitue un moyen permettant la réalisation de l’idéal sociétal qu’elles incarnent. Ces valeurs supposent non seulement le maintien et le développement de la vitalité de la langue de la minorité, mais aussi de sa culture. »
Conclusion
Enfin, la Cour suprême du Canada conclut que les décisions de la Ministre étaient déraisonnables. Il faut retenir de cet arrêt que le cadre établi par la Cour suprême dans l’arrêt Doré s’applique toujours lorsque l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire met en cause un droit/liberté ou une valeur de la Charte.
Plus particulièrement, en appliquant le critère de pondération établi dans Doré à la décision d’admettre ou non les enfants de parents ne répondant pas aux critères de l’art. 23 de la Charte dans les écoles de la minorité linguistique, les gouvernements doivent néanmoins prendre en considération les valeurs reflétées par le triple objet de cette disposition, « à savoir son caractère à la fois préventif, réparateur et unificateur », dans le cadre de leur prise de décisions.
À propos des auteurs
Dominique A. Jobin est associée au sein du groupe litige du cabinet Langlois. Elle s’est jointe au cabinet après avoir longuement œuvré en milieu gouvernemental à titre d’avocate constitutionnaliste.
Me Julie Paré est avocate chez Langlois et se spécialise en droit des Autochtones, en droit constitutionnel, en droit administratif ainsi qu’en droit de l’éducation.
Plus particulièrement, elle s’intéresse aux questions liées à la reconnaissance des droits issus de traités ou ancestraux, à la protection de l’environnement, au développement socio-économique responsable et à l’éducation.
Me Lana Rackovic est avocate au bureau de Langlois Avocats à Montréal au sein du groupe de litige et de règlements des différends.
Dans le cadre de sa pratique, Me Rackovic représente et conseille des organisations et des entreprises dans une grande variété de dossiers de litige civil et commercial, notamment en matière de droit administratif et constitutionnel, d’accès à l’information, de droit bancaire, de droit de la concurrence, de droit de la consommation et dans le cadre d’actions collectives.
Me Fady Toban est avocat au sein du groupe litige chez Langlois Avocats à Montréal. Il concentre sa pratique en litige civil et commercial, droit administratif et droit disciplinaire.
Il est appelé à agir à tous les échelons du système judiciaire, aussi bien québécois que fédéral, et s’est joint à l’équipe de Langlois en 2019.