Redonner au Sénat son rôle premier

Vincent Pouliot
2015-06-22 11:15:00

Montesquieu a écrit : « La liberté politique ne se trouve que […] lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir ; mais c’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. […] Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »
Voilà ce que le Sénat devait être : un pouvoir qui arrête le pouvoir. Plus précisément, le Sénat devait permettre aux provinces de contraindre le fédéral à rendre compte de son exercice du pouvoir et d’en empêcher l’abus. La confusion quant à la constitution du Sénat est due à des idées fausses soutenues depuis la mise en oeuvre du système fédéral canadien pour finalement s’imposer comme vérités incontestables. Elles servent ceux qui rechignent des limites à leur exercice du pouvoir.
On nous dit que le Sénat représente les intérêts des régions. Mais une région est une délimitation territoriale. Un territoire n’a pas d’intérêts. Seules les personnes possèdent des intérêts. Les « territoires » au Canada qui possèdent des intérêts politiques ont été légalement constitués en provinces et organisés afin que l’ensemble de leurs résidants puisse légitimement constituer la volonté de cette personne juridique par l’entremise de partis politiques à l’Assemblée législative.
L’encadrement constitutionnel du pouvoir
Au Canada, le gouverneur général est dépositaire du pouvoir. Il ne possède toutefois pas l’autorité de l’exercer. Son rôle est de sanctionner l’exercice du pouvoir selon la volonté du citoyen afin de garantir la légitimité du gouvernement. Il connaît cette volonté par l’entremise de conseillers qui possèdent l’autorité du Parlement de lui recommander cet exercice du pouvoir.
Aujourd’hui, seule la Chambre des communes, par l’entremise du premier ministre du Canada, joue un rôle actif auprès du gouverneur en conseil. Ainsi, le gouverneur général doit sanctionner l’exercice de tous les pouvoirs discrétionnaires de l’État sur demande du premier ministre, sans que nul ne puisse contester la légitimité de cette attribution de pouvoirs.
Le gouverneur en conseil doit ainsi sanctionner, entre autres : 1) L’initiation, la conception et l’étendue des pouvoirs accordés par tout projet de loi et toute réglementation des lois ; 2) La nomination des sénateurs, des membres du Conseil du gouverneur général, des ambassadeurs et autres officiers politiques de l’État, des juges et des officiers des corporations publiques ; 3) La convocation, prorogation et dissolution du Parlement, les règles de conduite des débats au Parlement, des élections, de la nomination, rémunération et sanctions de nos représentants au Parlement ; 4) Le déploiement de nos forces militaires, la négociation des traités internationaux et autrement gérer nos relations internationales.
Par contre, l’article 18 de l’Acte constitutionnel (1867), confirmé par l’article 4 de la Loi sur le Parlement du Canada, accorde à la fois au Sénat et à la Chambre des communes les mêmes pouvoirs et privilèges que ceux que possédait la Chambre des communes du Royaume-Uni en 1867. Ainsi, le Sénat, tout autant que la Chambre des communes, a le droit de représenter la volonté de ses constituants auprès du gouverneur général.
Si les provinces étaient représentées de façon appropriée au Sénat et que le Sénat était représenté au Conseil du gouverneur, elles pourraient alors s’opposer si le premier ministre tentait de conseiller le gouverneur général quant à la nomination de sénateurs au motif que les provinces ne confèrent pas au premier ministre l’autorité de choisir leurs représentants au Sénat. Les provinces pourraient faire respecter leurs compétences constitutionnelles exclusives si le premier ministre prétendait que le pouvoir de dépenser lui permettait de s’y immiscer. Elles pourraient surveiller les dépenses fédérales. Elles pourraient même faire respecter le droit qu’elles possèdent en common law de participer au choix du gouverneur général du Canada.
Le caractère représentatif
La quatorzième résolution de la Conférence de Québec de 1864, qui a jeté les assises de la Constitution de 1867, stipule : « Les premiers [sénateurs] […] seront nommés par la Couronne, à la recommandation du gouvernement général et sur la présentation des gouvernements locaux respectifs. Dans ces nominations, on devra avoir égard aux droits [de] […] l’opposition dans chaque province, afin que tous les partis politiques soient, autant que possible, équitablement représentés. » Cette résolution prévoit donc la représentation proportionnelle de tous les partis politiques provinciaux au Sénat !
Cette résolution ne prévoyait que la nomination des premiers sénateurs. Il en est ainsi parce que les Pères de la Confédération n’ont pu s’entendre sur plus. Plusieurs d’entre eux soutenaient que chaque province devrait être libre de choisir ses représentants comme elle juge approprié. Cette résolution est le compromis accepté par la conférence. Ils ont tout naturellement supposé que le principe représentatif établi pour le choix des premiers sénateurs continuerait de s’appliquer jusqu’à ce que la province en décide autrement. Les Pères de la Confédération n’ont certainement pas prévu que le gouvernement fédéral soit structuré de manière à empêcher les provinces de recommander au gouverneur général leur choix de représentants au Sénat.
Depuis toujours, les détenteurs du pouvoir ont craint le genre de contrôle qu’un Sénat efficace et représentatif pourrait exercer. Par conséquent, ils ont véhiculé des conceptions erronées qui ont donné lieu au gâchis que nous connaissons aujourd’hui. L’actuelle crise du Sénat offre la possibilité de redonner à la Chambre haute du Canada son rôle premier par l’application intégrale des principes constitutionnels au libellé de la Constitution. Il en résulterait la structure politique prévue pour permettre au citoyen de pleinement exprimer sa volonté politique et d’exercer l’influence qui lui revient au Parlement.