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Placements par des fonds souverains : qu'est ce qui attend le Canada?

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Stikeman Elliott

2008-03-17 11:05:00

Tandis que les institutions financières et les sociétés de financement par capitaux propres tentent de se remettre de la crise des prêts hypothécaires à risque, des instruments de placement gouvernementaux appelés « fonds souverains » se taillent une place de choix dans le marché mondial des fusions et acquisitions.
S'ils ont été sous les projecteurs en raison de leur intervention récente (et héroïque) dans les marchés financiers, notamment par des placements dans Citigroup, Bear Stearns, Morgan Stanley et Merrill Lynch, les fonds souverains attirent largement l'attention mondiale en raison de leur croissance remarquable.

Ces fonds ne sont plus le quasi apanage des exportateurs de pétrole (1), puisqu'ils sont créés en grand nombre dans les économies d'exportation asiatiques ainsi qu'en Russie et dans d'autres puissances émergentes du secteur des ressources naturelles. Selon une estimation récente, les avoirs mondiaux des fonds souverains pourraient dépasser les 12 billions de dollars américains en 2015 (2).

Autre chargement important à noter : leur stratégie de placement est passée de placements dans des obligations à plus faible rendement à des placements dans des actions et (ce qui est le plus important) des actifs stratégiques clés.

En raison de cette croissance remarquable, les fonds souverains et les autres sociétés d'État (les « SE ») font l'objet d'un examen accru de la part des gouvernements des pays dans lesquels ils investissent. Le 27 février 2008, c'était au tour de l'Union européenne de se pencher sur la question des placements effectués par les fonds souverains; elle a alors publié un communiqué valorisant une approche européenne commune à l'égard des fonds souverains en prévision des prochaines rencontres du printemps 2008 du Conseil européen (3).

Ce communiqué suivait l'annonce de l'adoption par l'Australie et le Canada de lignes directrices visant l'examen des investissements faits par des fonds souverains. Comme les économies de ces deux pays sont hautement développées et fondées sur les ressources, elles sont des cibles de choix pour les fonds souverains. Un récent bulletin Actualités - Fusions et acquisitions de Stikeman Elliott examinait les nouvelles lignes directrices sur les SE du gouvernement du Canada (les « lignes directrices » (4), et résumait les préoccupations du gouvernement quant à l'orientation possiblement non commerciale de certains placements de SE ou de fonds souverains et à leur respect des normes canadiennes en matière de gouvernance et de transparence (5).

Placements de fonds souverains visés par les nouvelles lignes directrices du Canada
Il est à noter tout d'abord que certains types de placement pourraient ne pas être grandement touchés par les lignes directrices. Premièrement, les lignes directrices ne s'appliquent pas aux acquisitions qui ne sont pas assez importantes pour être examinées en vertu de la Loi sur Investissement Canada (6) et elles ne visent pas les placements minoritaires. Les affaires continuent donc pour les fonds souverains qui cherchent à obtenir de petites participations dans des sociétés canadiennes (c. à d. moins du tiers des actions à droit de vote des entreprises qui ne sont pas du milieu culturel) (7). Ensuite, des lois sectorielles restreignent déjà les placements étrangers dans plusieurs secteurs essentiels comme les lignes aériennes (8), les télécommunications (9), les banques (10) et l'édition (11).

Étant donné la dimension politique des placements effectués par des États étrangers, le principal effet des lignes directrices se fera sentir lorsque les fonds souverains et les autres SE investiront des sommes considérables dans des projets importants en matière de ressources et d'infrastructure, qui sont des cibles particulièrement intéressantes pour ces investisseurs.

Au Canada, aux États Unis et ailleurs, la dynamique politique liée à ces placements peut être complexe et poser de véritables défis. Les lignes directrices indiquent que le statut d'État de l'investisseur, élément auquel on ne s'attardait pas dans le cadre de l'examen des placements étrangers prévu par la Loi sur investissement Canada, entraînera un examen minutieux. Les préoccupations du gouvernement à propos des placements considérables dans des actifs canadiens clés, exacerbées dans plusieurs cas par la clameur publique, pourraient forcer le gouvernement à imposer des conditions sévères à l'approbation de ces opérations, ce qui pourrait déplaire à plusieurs fonds souverains (12).

Par exemple, les lignes directrices indiquent que le gouvernement pourrait obliger un investisseur public à inscrire la société acquérante ou la société cible à la cote d'une bourse canadienne et à respecter les normes canadiennes en matière de gouvernance (comme l'ajout d'administrateurs indépendants à son conseil) (13). Les lignes directrices n'écartent pas non plus la possibilité que le gouvernement examine l'historique des placements d'un fonds souverain dans d'autres pays, notamment son pays de résidence, au cours du processus d'examen du placement (14).

Partenariats de fonds souverains avec des Canadiens
Pour répondre aux préoccupations du gouvernement et du public sur le contrôle éventuel de grandes sociétés canadiennes dans des secteurs clés par des États étrangers, les fonds souverains pourraient étudier la possibilité de créer un partenariat avec des fonds de retraite, des sociétés de financement par capitaux propres ou d'autres entités issues de mises en commun de capitaux du Canada.

Pour ce faire, le fonds souverain pourrait acquérir une participation minoritaire en actions dans le véhicule d'acquisition, alors que des partenaires canadiens détiendraient la majorité de la participation, de sorte que l'instrument d'acquisition serait considéré comme canadien. Cette structure est semblable à celle utilisée par des fonds de retraite canadiens ou des sociétés de financement par capitaux propres canadiennes pour plusieurs acquisitions de grande envergure dans des secteurs dans lesquels la propriété étrangère est restreinte à une position minoritaire sans contrôle.

Pareille collaboration peut tout de même créer certains problèmes. Si la majorité des titres de participation d'un instrument d'acquisition appartient à des Canadiens et que le fonds souverain ne détient qu'une participation minoritaire, le fonds souverain pourrait être rebuté par le fait qu'il n'a pas le contrôle ou parce qu'il doit céder un pouvoir important à ses partenaires canadiens (p.ex., la majorité des membres du conseil, le contrôle de l'exploitation, etc.). Autre complication : le faible nombre de fonds de retraite canadiens et d'autres sources de capital au Canada de taille suffisante pour participer à une offre importante dans le domaine des infrastructures ou des ressources peut rendre difficile la « canadianisation » du véhicule de placement. Bien que les fonds de retraite canadiens et d'autres investisseurs institutionnels puissent être assujettis à des restrictions, notamment législatives, sur le niveau de propriété ou de contrôle qu'ils peuvent exercer sur des véhicules d'acquisition, plusieurs structures d'acquisition établies par le passé ont réussi à atténuer les effets de ces restrictions.

Le fonds souverain pourrait également avoir recours à une seconde approche, soit mettre sur pied un syndicat d'investisseurs canadiens et non canadiens. Par exemple, s'il y a trois investisseurs (un participant du marché des capitaux propres étranger, un fonds souverain et un Canadien) qui détiennent approximativement la même quotepart de l'instrument d'acquisition, l'instrument, bien qu'il soit considéré comme non canadien en vertu de la Loi sur Investissement Canada, pourrait ne pas être considéré comme une SE aux termes des lignes directrices.

Cette stratégie comporte cependant une lacune éventuelle : les lignes directrices ne définissent pas clairement quand l'instrument d'acquisition est public. Toutefois, le fonds souverain pourrait surmonter cette difficulté en démontrant qu'il est exploité sans lien de dépendance avec son pays et que ses objectifs de placement ne visent qu'à maximiser les bénéfices. Même si l'instrument d'acquisition était considéré comme public et était ainsi assujetti aux lignes directrices, le fait que le fonds souverain n'a pas de lien de dépendance avec son pays et que ses objectifs sont commerciaux démontrerait probablement au gouvernement que le fonds souverain peut être traité comme s'il s'agissait de capitaux privés.

Le fonds souverain pourrait également choisir d'acquérir une position de contrôle de fait dans l'entité acquérante tout en solidifiant un partenariat avec des investisseurs canadiens, ce qui démontrerait au gouvernement que, malgré qu'il soit une société d'État étrangère, le fonds souverain participe au marché pour des raisons commerciales plutôt que dans un but politique ou national ou dans un autre but semblable.

L'entité acquérante pourrait apaiser les craintes du gouvernement et du public qu'elle agisse à l'encontre des intérêts des Canadiens en accordant au co-investisseur canadien un contrôle négatif (c. à d., qu'il peut faire valoir son droit de veto sur certaines mesures fondamentales prises par le fonds souverain relativement au véhicule d'acquisition).

Si les objectifs de placement du fonds souverain diffèrent de ceux de ses co-investisseurs potentiels, les trois stratégies mentionnées précédemment peuvent faire l'objet de restrictions. Par exemple, un fonds souverain qui souhaite acquérir le contrôle d'actifs stratégiques au Canada pourrait être moins préoccupé par certains des aspects classiques de l'opération, comme le prix d'offre, les primes, le rendement sur le placement, les alternatives en matière de liquidité ou une convention qui viserait à donner des engagements importants au gouvernement canadien, puisque son horizon de placement et ses objectifs stratégiques sont à long terme. Ceci pourrait entrer en conflit avec les objectifs des fonds de retraite, des groupes de financement par capitaux propres ou d'autres participants du marché financier américains ou canadiens, qui sont portés à tenir compte des mesures habituelles du rendement sur leurs placements.

L'avenir des fonds souverains au Canada
Les fonds souverains qui cherchent à investir dans de grandes sociétés canadiennes, particulièrement celles qui sont considérées comme des vedettes dans des secteurs importants de l'économie canadienne, devraient examiner la possibilité de collaborer avec des sociétés de financement par capitaux propres, des fonds de retraite ou d'autres entités issues de mises en commun de capital du Canada. En bout de ligne, le succès des fonds souverains dépendra non seulement de la nature du placement et du secteur, mais également des ententes créatives qui vont au delà des questions financières et économiques habituelles et qui traitent d'autres préoccupations, notamment politiques.

Par Curtis Cusinato, Jeffrey Singer et Sandra Walker, de Stikeman Elliott. Les auteurs souhaitent remercier leur collègue Andrew Cunningham pour son aide.
________
1 Il est à noter que les fonds souverains ne sont pas nouveaux; certains ont été créés dans les années 1950 dans plusieurs territoires riches en pétrole. Le Fonds du patrimoine de l'Alberta, créé en 1976, en est un exemple canadien.
2 Stephen Jen, « How Big Could Sovereign Wealth Funds Be by 2015? », Morgan Stanley Research, 3 mai 2007.
3 «A common European approach to Sovereign Wealth Funds» (Bruxelles : Commission européenne, le 27 février 2008).
4 « Le gouvernement du Canada clarifie les règles sur l'investissement étranger s'appliquant aux entreprises d'État » (Ottawa : Industrie Canada, le 7 décembre 2007).
5 Voir Sandra Walker, « Nouvelles lignes directrices sur les investissements de sociétés d'État étrangères au Canada », Actualités - Fusions et acquisitions (Stikeman Elliott S.E.N.C.R.L., s.r.l., février 2008). Il faut noter que les lignes directrices ne visent pas à assurer la sécurité nationale. En fait, on prévoit actuellement que le gouvernement modifiera la Loi sur Investissement Canada pour permettre l'examen des placements étrangers dans une perspective de sécurité nationale.
6 À l'exception des placements dans les transports, les services financiers, la production de l'uranium et les entreprises culturelles (les « secteurs sensibles »), le seuil d'examen pour les acquisitions directes d'entreprises canadiennes selon la valeur comptable des actifs de la société cible est établi à 295 millions de dollars canadiens. Pour les secteurs sensibles, le seuil d'examen est établi à 5 millions de dollars canadiens.
7 Par exemple, le Government Pension Fund - Global de la Norvège a investi pendant plusieurs années dans des titres étrangers en achetant des participations minoritaires dans des sociétés.
8 Par exemple, la propriété étrangère d'actions de sociétés dans le domaine des services aériens est limitée à 25 %. En outre, il existe un critère de « contrôle de fait » qui évalue l'influence des parties non canadiennes sur les affaires de la société.
9 Les fournisseurs de services de télécommunication doivent être la propriété de Canadiens et contrôlés par des Canadiens. Parmi les autres exigences, au moins 80 % des actions à droit de vote du fournisseur doivent être la propriété effective de Canadiens. .
10 Toute personne qui cherche à acquérir ou à détenir plus de 10 % d'une catégorie d'actions d'une banque doit obtenir le consentement préalable du ministre des Finances.
11 Le ministère du Patrimoine canadien a adopté des politiques empêchant l'acquisition d'entreprises dans le domaine de l'édition et de la distribution de films ou vidéo contrôlées par des Canadiens.
12 Il n'y a pas encore eu d'interdiction de placements proposés au Canada, si on exclut celles du secteur de la culture.
13 Il est à noter que, le 2 mars 2008, un représentant de la China Investment Corporation, fonds souverain d'une valeur de 200 milliards de dollars américains, a affirmé publiquement que ce fonds s'engageait à valoriser la transparence et l'indépendance du gouvernement.
14 En Californie, une législation a récemment été adoptée empêchant les fonds de retraite Calpers et Calstrs d'investir dans des sociétés de financement par capitaux propres (ou dans des fonds gérés par ces sociétés) qui sont, exclusivement ou non, la propriété d'un fonds souverain et qui ne répondent pas aux critères de transparence et relatifs aux droits humains (dans le cas du gouvernement de son pays d'origine). California Assembly Bill No. 1967, «An act to amend Section 16642 of, and to add Section 7513.8 to, the Government Code, relating to investments».
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