La guerre des salaires est nuisible
Jean-francois Parent
2022-03-15 15:00:00
Remarquant que l’industrie juridique américaine arrive à renouer avec la croissance au sortir de la pandémie, Thomson Reuters constate cependant que pour attirer et retenir les employés, l’immense majorité des cabinets américains se livrent à une guerre d’enchères.
Et ils risquent d’y perdre des plumes.
Le retour de la croissance
L’industrie en général et les cabinets en particulier semblent bien en selle pour rebondir après le ralentissement pandémique. Selon les données compilées par Thomson Reuters auprès des firmes du Am Law 200, entre le tiers des grands cabinets et la moitié des cabinets intermédiaires observaient une croissance de la demande de plus de 5 % alors que l’année 2022 s’approchait. Les secteurs corporatifs, immobiliers et des fusions et acquisitions sont les plus prolifiques, avec des taux de croissance allant de 8 à 10 % en 2021 par rapport à 2020.
Parallèlement, à la fin de 2021, la main-d'œuvre augmentait, étant 3,9 % plus élevée qu’en 2020. Le nombre d’heures facturées aussi a augmenté, passant à 124 par mois par avocat en moyenne, par rapport à 120 heures en 2020.
Au final, la croissance des revenus est de retour, et atteint plus de 20 % pour l’ensemble des cabinets, tandis que la profitabilité moyenne des sociétaires est de nouveau dans les deux chiffres, dépassant même 20 % dans les cabinets de taille intermédiaire.
Les coûts aussi, augmentent
Évidemment, les dépenses également sont en augmentation, alors que les coûts directs ont crû de 8,8 % sur 12 mois, et que les frais généraux ont été relevés de 5,1 %.
Les salaires ont également explosé : fin 2021, la rémunération des avocats avait augmentée de 11,3 % en moyenne pour toute l’industrie. Et ce alors que les heures facturables, qui s’établissent à 124 par avocat par mois en moyenne en 2021, étaient de 134 en 2007. Au taux horaire moyen facturé par l’industrie, Thomson Reuters calcule que chaque cabinet américain perd ainsi 64 000 dollars par avocat par année.
Ce n’est pas tout : les taux de roulement dans l’industrie atteignent des sommets. Si la « grande démission » impacte davantage le commerce de détail, la restauration et l’hospitalité, la profession juridique n’est pas exempte de défis. Ainsi, tant pour les cabinets d’envergure que pour les études intermédiaires et celles dans les petits marchés, le taux de roulement du personnel dépasse largement les 20 %, et ce, dans tous les segments de marchés. Les associés restent en poste, mais les avocats eux-mêmes désertent les cabinets en masse, selon Thomson Reuters, qui rapport que le roulement des avocats pour l’ensemble des cabinets américains est de 23,2 %.
En clair, les cabinets ont perdu près du quart de leurs avocats en 2021.
Le danger des salaires élevés
L’industrie américaine est donc dans la situation où elle peine à garder ses troupes, en plus de voir ses dépenses exploser et sa productivité diminuer, observe Thomson Reuters.
Comment s’attaque-t-elle à ces problèmes? « En réponse à la concurrence féroce féroce pour les talents, les entreprises dépensent des sommes énormes et mettent leurs bénéfices en danger pour des rendements somme toute très modestes, surtout si l'on considère les coûts réels d'un taux de roulement élevé », lit-on dans le rapport.
En économie, si la hausse des revenus provoque d’emblée une augmentation de l’offre de travail par les employés, il arrive un point où c’est le contraire qui se produit. C’est la notion d’arbitrage travail-loisir qui joue ici, et qui explique pourquoi la hausse des revenus peut avoir des effets pervers sur l’offre de travail.
En clair, augmenter les salaires peut très bien produire une diminution du travail. C’est le risque que la hausse des salaires dans les cabinets peut provoquer, analyse Thomson Reuters.
Il y a plus : la hausse des salaires augmente drastiquement les coûts, composés entre 50 et 75 % des salaires. Et comme le temps de loisir souhaité par les avocats à qui l’on offre des salaires faramineux n’est pas flexible, chaque heure qu’ils devront consacrer au travail plutôt qu’aux loisirs coûtera toujours plus cher aux cabinets. Sans garantie d’un rendement supérieur sur l’investissement, bien au contraire.
C’est d’autant plus vrai que la pandémie a confirmé que les avocats à qui on promet des salaires élevés ne veulent plus travailler sans fin, et recherche davantage de flexibilité, pour la conciliation travail-famille par exemple, pour 60 % des avocats, signale Thomson Reuters.
Dans la course au talent, les cabinets ont pour la plupart choisi de livrer une guerre d’enchères. « Cependant, les cabinets qui s'engagent dans cette stratégie verront non seulement leur rendement diminuer, mais ils perdront aussi la guerre », analysent les auteurs du rapport.
C’est vouloir se démarquer sur la base de la rémunération qui peut couler bien des cabinets. Ces derniers doivent plutôt chercher ailleurs que dans la rémunération la solution à ce problème.