Les avocats techno-incompétents?
Jean-Francois Parent
2022-04-26 13:15:00
La technologie a ainsi fait son entrée dans l’univers juridique, et les cabinets l’utilisent depuis. Pourtant, après toutes ces années, les techno-nuls sont encore légion dans la profession. Malgré l’ubiquité des réunions virtuelles et des téléphones intelligents.
C’est du moins ce qu’on peut conclure de plusieurs commentaires glissés dans des décisions rendues récemment par des juges de l’Ontario pendant la Covid et recensées par les avocats torontois de Fogler, Rubinoff.
Les tribunaux s’en mêlent
Ainsi, dans Worsoff c. MTCC 1168 et al, le tribunal prend à partie les avocats qui préfèrent plaider en personne. « L'efficacité et les gains en matière d’accessibilité d'accès à la justice l'emportent toujours sur le confort des avocats. (…) L'avocat et le tribunal ont tous deux un devoir de compétence technologique », peut-on lire dans le jugement.
Dans Cass c. 1410088 Ontario Inc., le tribunal admoneste un avocat qui a facturé quelque 900 dollars en frais d’impression à son client, estimant que la recherche dans les bases de données virtuelles aurait offert un meilleur service. Et coûté moins cher, alors que l’utilisation d’un service de recherche mû par l’intelligence artificielle aurait réduit le nombre d’heures facturables.
Dans Arconti c. Smith, le juge refuse sèchement une requête pour que les audiences soient en présentiel, plutôt qu’en virtuel. « Nous sommes en 2020, écrit le juge. Nous ne travaillons plus à la plume et à l’encre », et les audiences auront donc lieu virtuellement.
Bref, plusieurs avocats semblent résister à la vague, au désespoir des juges.
La déontologie
Pour contrer cette résistance, la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada a adopté en 2019 une obligation de compétence technologique, qu’on espérait reprise par les codes de déontologie des barreaux des provinces.
Aux États-Unis, de telles dispositions existent depuis 2012 dans une trentaine d’États.
À ce jour, au Canada, 7 provinces sur 10 ont adopté de telles dispositions déontologiques.
C’est le cas notamment du Barreau du Québec. Depuis novembre 2020, le Code de déontologie des avocats insiste sur l’obligation d’une compétence technologique comme partie intégrante de la pratique.
En effet, l’article 21 dispose que « (l)’avocat exerce avec compétence ses activités professionnelles. À cette fin, il développe et tient à jour ses connaissances et ses habiletés (dont) celles relatives aux technologies de l’information qu’il utilise dans le cadre de ses activités professionnelles ».
Le Règlement sur la comptabilité et les normes d'exercice professionnel des avocats fourmille également d’exemples où les technologies sont invoquées. Le Barreau du Québec propose d’ailleurs un guide d’utilisation des TI applicable à la pratique.
Un fossé numérique
Il reste que malgré ces avancées, le fossé entre l’évolution des technologies et la maîtrise qu’en ont les avocats reste substantiel.
On se rappelle tous ce pauvre avocat qui s’est présenté à une audience virtuelle devant un juge, l’an dernier, incapable de se débarrasser du filtre Zoom l’affublant d’une tête de chat. « Je ne suis pas un chat », l’entend-on se défendre sur Youtube.
« Ça illustre très bien où en sont plusieurs avocats en matière de compétences technologiques », résume Dominic Jaar, associé et leader régional chez KPMG.
Ce juriste spécialiste des services technojuridiques constate que l’écart est considérable entre les avancées numériques et la maîtrise technologique qu’ont les avocats. « En entreprise, sur le front de la cybersécurité, les affaires juridiques sont sur la défensive, et n’exercent pas de leadership », observe-t-il.
Leadership technologique
Exemple encore plus criant du manque de leadership technologique de la profession juridique : l’acceptation encore trop restreinte du paiement par carte de crédit. C’est le genre d’exemples évoqués dans un article de 2015 portant sur la déontologie à l’heure du virtuel, article signé par Dominic Jaar et son collègue François Sénécal, également de KPMG.
La gestion documentaire, la gestion des dossiers, l’offre de services virtuelles, les suites bureautiques, la diffusion de l’information, le site web, le courriel et le téléphone, voilà autant de chantiers sur lesquels les avocats doivent se pencher.
Cette multiplication de l’offre et des outils numériques fait en sorte que, « pour les avocats n'ayant pas saisi voire n'y ayant pas déjà vu une opportunité, il peut y avoir un sentiment de retard ou de rattrapage. (…) (De nombreux outils sont désormais utilisés (…) malheureusement sans certitude quant aux risques juridiques et déontologiques impliqués », écrivent Mes Jaar et Sénécal.
Ils ajoutent : « Une connaissance raisonnable des technologies et, plus encore, le développement de réflexes viendra limiter l'exposition de l'avocat, et par extension ses clients, les systèmes juridiques et judiciaires, et le public, aux risques inhérents aux nouvelles technologies. »
Sept ans plus tard, Dominic Jaar est d’avis que ces affirmations sont toujours d’actualité.
D’ailleurs, l’essentiel du propos tenu par Mes Jaar et Sénécal est repris par Me Brigitte Deslandes, de l’École du Barreau, dans son survol fait l’an dernier des critères du Comité d'inspection professionnelle du Barreau du Québec pour évaluer la compétence d’un avocat.
Dans la plus récente édition du guide Éthique, déontologie et pratique professionnelle, Me Deslandes estime que la compétence technologique devrait être intégrés aux critères d’inspection professionnelle, car « la compétence (…) consiste tant au développement continu de ses connaissances et des habiletés liées aux domaines de droit qu'à l'égard des technologies de l'information et de leur utilisation dans le cadre de ses activités professionnelles ».
Anonyme
il y a 2 ans"Pourtant, après toutes ces années, les techno-nuls sont encore légion dans la profession. Malgré l’ubiquité des réunions virtuelles et des téléphones intelligents."
Malgré?
Les téléphones intelligent, les tablettes (et dans une moindre mesure les environnement à la "Mac OS", que Microsoft a imité de plus en plus), sont la cause première de la techno-nullité, car tout y est mis en oeuvre dans les systèmes d'exploitation, dans les interfaces usager, dans le stockage des données, dans les licenses, et dans les moyens de paiement en-ligne, afin de renforcer des environnements de type "walled garden" (confinement de l'usager dans l'éco-système promu par le vendeur d'un système), sous prétexte d'améliorer "l'expérience usager", comme on dit en novlangue marketing. Résultat: les utilisateurs sont de plus en plus dépossédés et déroutés par des changements qui leurs sont imposés, et voient leurs choix technologiques réduits.
"De nombreux outils sont désormais utilisés (…) malheureusement sans certitude quant aux risques juridiques et déontologiques impliqués », écrivent Mes Jaar et Sénécal."
Mes Jaar et Sénécal auraient pu noter qu'en l'absence de lois sur l'interopérabilité (qui existent en europe), l'incapacité de transférer facilement ses données constitue la contrainte #1 réduisant la concurrence, et contribue au maintient des walled-garden des quelques gros joueurs, plutôt que de favoriser l'augmentation du nombre d'outils de qualité.
L'avocat qui, en pleine audience virtuelle, se fait imposer une mise à jours de Windows (ou d'un driver), un sondage de "satisfaction", un pop-up expliquant que sa cartouche de toner compatible annule sa garantie ou qu'il va bientôt manquer de papier et qu'il peut en acheter en spécial d'ici vendredi, risque fortement de vouloir revenir aux audiences en personne.